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plus avantageux qu’ils sont plus offerts. Ces réflexions sur nos voisins, qui semblent étrangères peut-être au sujet de cette étude, en sont pourtant le point capital : elles servent à discerner le jeu des ressorts qui font mouvoir cette marine prodigieuse, et à nous expliquer à nous-mêmes notre propre faiblesse. Parmi les avantages dont jouissent les Anglais, il y en a que les Français n’auront jamais ; il y en a que les Français ne veulent pas avoir ; à tort ou à raison ils estimeraient les payer trop cher. L’Angleterre n’est du reste pas assurée de conserver toujours ceux qu’elle possède ; d’Orient et d’Occident surgissent des rivaux.

Mais, pour le moment, elle puise dans son succès de quoi le multiplier encore : le grand nombre des navires en construction sur ses chantiers facilite la spécialisation du travail. On voit arriver à Palmer des trains entiers composés de bittes, pièces d’amarrage, à la confection desquelles certains fabricans sont exclusivement adonnés. D’autres usines produisent uniquement des hublots, et ainsi du reste. Cette division, poussée à l’extrême, engendre le bon marché des bateaux, et le bon marché des bateaux amène les commandes. Sur 1 500 000 tonnes de navires qui se construisent annuellement dans le monde, les deux tiers sortent des chantiers britanniques. Les tôles d’acier, qui valent en France 23 francs, ne coûtent pas plus de 12 francs en Angleterre. Selon que le vaisseau est plus ou moins affiné, qu’il sort des ateliers de la Clyde ou de ceux de la Tyne, qui correspondent, l’un au tailleur sur mesure, l’autre à la maison de confection, il sera plus ou moins cher ; mais il sera toujours meilleur marché qu’en notre pays, de 25 pour 100 dans le premier cas, de 50 pour 100 dans le second. Avec des navires moins coûteux, c’est-à-dire avec un capital d’exploitation plus faible, exigeant chaque année de moindres frais d’amortissement, les compagnies anglaises peuvent subsister là où des françaises ne le pourraient pas sans l’appui de l’État.

Comme l’Etat est intéressé malgré tout à maintenir la marine marchande, il la subventionne ; et, pour que ses cadeaux soient partagés entre le constructeur et l’armateur, il oblige celui-ci à se servir de celui-là. Mais aussitôt les dissensions éclatent. L’armateur se plaint que le constructeur tire à lui toute la couverture, en majorant ses prix de vente d’une somme presque égale à la prime que pourra toucher le navire à flot. Ceci explique que, malgré les subventions officielles, la marine française se compose actuellement, pour les cinq sixièmes, de bateaux nés à l’étranger. Le constructeur de son côté estime que ses prétentions ne sont pas excessives, et ne font que l’indemniser des charges à lui