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désiré. Je plains beaucoup les blessés, mais pas du tout les morts. Il me semble qu’il n’y a pas de fin meilleure qu’une belle balle sur un champ de bataille. Kalo molyvi, une bonne balle, c’est le souhait que les Clephtes se faisaient dans leurs toasts. J’ai relu hier ce que M. de Maistre dit de la guerre. Il me semble qu’il se tire habilement d’affaire en attribuant à un instinct divin le goût de tous les hommes pour cette étrange manière d’argumenter. Mais, au fond, son raisonnement ne me satisfait pas. Sans doute, comme il l’observe très bien, la guerre est un grand instrument de civilisation, quoiqu’elle étouffe parfois pour un temps la civilisation, mais pourquoi employer un pareil moyen ? Il est curieux de voir que, dans toutes les idées anciennes de la divinité, on l’a représentée ayant besoin d’outils et de matériaux pour arriver à ses fins. Ainsi, dans toutes les cosmogonies, on fait former l’homme de limon ou d’autre chose, mais toujours il y a quelque chose qu’emploie la volonté divine. Or, je demande pourquoi, dans nos élémens constitutifs, on a mis l’instinct de destruction à un plus haut degré que chez tous les animaux ? Il y a quelques années, en ma qualité de juge d’un concours de linguistique, j’ai lu un mémoire fort curieux d’un Allemand sur les Ariens. Il appelle ainsi la race humaine dont nous sortons et dont le sanscrit, ou un dialecte sanscrit, a été la langue primitive, d’où la nôtre et bien d’autres sont venues. Cet Allemand a été surpris de trouver que, dans toutes les langues dérivées du sanscrit, les mots qui expriment les relations de famille, les notions élémentaires d’agriculture qui se rapportent à la vie patriarcale sont les mêmes. Ainsi le mot fille qui, en grec, en latin, en russe, en allemand, est assez différent quant au son, a partout le sens de trayeuse, indiquant ses fonctions dans la vie patriarcale. Et, chose très étrange, les noms des premières armes, arc, lance, etc., sont différens de son et de sens dans les différentes langues provenant du sanscrit. Mon Allemand en tirait cette conclusion que la guerre était inconnue à la race arienne avant la séparation de ses tribus. Nous lui avons donné le prix et je regrette que son mémoire n’ait pas été imprimé.

Il y a un temps infini que je n’ai lu les lettres de Mme du Deffand, il ne m’en est resté qu’un souvenir peu agréable : point de cœur et de l’esprit cherché. Je me suis toujours représenté Mme du Deffand comme lady H… la mère du lord H… d’aujourd’hui. J’en avais une peur horrible. Elle était méchante comme le diable, insolente au possible, mais charmante à caqueter avec M. de Talleyrand. Lorsque à dîner Macaulay, qui aime un peu à disserter, s’embarquait dans une leçon d’histoire, elle lui envoyait son page qui disait à demi-voix, mais tout le monde entendait :