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a toujours nié ; mais après un pareil éclat, qu’aggravait encore l’intervention des Colonna, le pontife n’eut plus les moindres ménagemens envers l’homme dont il avait appris à connaître le cœur atroce, implacable[1]. Nous ne savons pas au juste ce que le fugitif a fait pendant les trois mois qui suivirent son évasion, ni par quels chemins il est retourné dans son duché ; une lettre d’Arioste, son compagnon de route, nous apprend seulement que le 1er octobre il était caché quelque part aux environs de Florence… Le chantre enjoué et brillant « des dames, des cavaliers, des armes et des amours » a décidément eu du malheur avec le grand pape ligurien. Il avait rempli auprès de lui plusieurs missions, en 1509 et 1510, dans l’intérêt du duc Alphonse et de son frère, le cardinal Ippolito, mais ni les personnes ni les causes pour lesquelles il plaidait n’étaient de nature à lui gagner la faveur du Rovere ; il lui fut même signifié un jour (août 1510) d’avoir à vider la place incontinent, sous peine d’être jeté dans le Tibre[2]. Retourné deux ans plus tard sur les bords inhospitaliers de ce fleuve avec son prince en quête d’absolution, il dut le suivre dans sa fuite précipitée et partager les périls dont parle la lettre si curieuse du poète, du 1er octobre 1512. Elle est adressée au prince Louis Gonzague. « Je suis sorti des fourrés et terriers des bêtes, et me voici dans un milieu humain. Des dangers courus, je ne puis encore parler : animus meminisse horret luctuque refugit. Pour ma part, je ne suis pas encore quitte de la peur, étant toujours pourchassé et traqué par des limiers desquels Dieu me préserve ! J’ai passé la nuit dans un lieu de refuge près de Florence avec

  1. Dans la lettre chiffrée écrite par le duc à son frère, le fameux cardinal Ippolito, deux jours avant sa fuite de Rome et la faisant déjà pressentir, il n’est nullement question de sa liberté menacée. Alphonse d’Esté y parle seulement des exigences territoriales exorbitantes du pape et de sa demande qu’on lui remît Ferrante… Ferrante était le jeune et malheureux frère naturel auquel le cardinal Ippolito avait (1505) fait crever les yeux, trop loués à son gré par une dame du palais à laquelle lui-même (le cardinal) faisait la cour. Le pauvre aveugle voulut se venger, conspira, fut saisi et emprisonné (avec un autre frère encore) pour toute sa vie dans le donjon du château ducal. Jules II, qui était le parrain de Ferrante (il l’avait tenu sur les fonts baptismaux), demanda sa mise en liberté et la permission pour lui de venir habiter Rome. « Je ne donnerai ni Ferraro ni Ferrante », écrit Alphonse d’Esté dans sa lettre du 17 juillet 1512 (Cappelli, Lettere di Lodovico Ariosto, Milan, 1887, p. CXIV). — De son côté, Fed. Catanei, écrivant au marquis de Mantoue le 27 juillet, rond ainsi compte des paroles du pape dans une audience qu’il lui a accordée : « Si j’avais voulu m’emparer de lui (Alphonse d’Esté), qui est-ce qui m’en eût empêché ? Si nous n’avions pu arriver à une entente, ma volonté était de le faire reconduire à Bologne et puis à Ferrare. La première chose que je lui demandais c’était de me donner les frères ; le cardinal de Ragona les croyait même morts déjà (qu’Alphonse les a déjà fait mourir)… » Luzio, p. 541.
  2. Lettre du cardinal Ippolito, datée de Massa, 31 août 1510 : « Il mio gentilhomo (Arioste) non solamente pottete avere gratia o conclusione alcuna da sua Santita, ma fu minazato d’essere butato in fiume se non se le toleva denante… » (Campori, Notizie per la vita di Ariosto, Modena, 1871, p. 43). — Sur les différentes missions du poète auprès de Jules II, voyez Cappelli, loc. cit., p. XXXVII seq.