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prudent d’exagérer l’allure du bâtiment. Il risque d’embarquer par l’arrière de terribles paquets de mer.

Le voilier cependant ne se laisse pas condamner sans se défendre. Mieux construit, mieux gréé, conduit par des officiers au courant des lois de l’atmosphère, il a presque doublé sa vitesse. Il ne met plus que six ou sept mois pour venir d’Australie en Europe ; 85 jours ont suffi à un trois-mâts de Rouen. Le cinq-mâts France, de Bordeaux, a parcouru, en trois mois et demi, le chemin du Pérou à Dunkerque par le cap Horn. Au moment où le vapeur affirmait déjà sa suprématie apparurent dans l’Inde, puis en Amérique, les clippers, voiliers d’un nouveau type, très creux, aux extrémités aiguës, cinq fois plus longs que larges. Pour empêcher leur avant effilé de plonger trop dans la lame, on transporta vers la poupe le centre de la charge. Ces bateaux, longs de 100 mètres, portaient 5 400 mètres de voiles, si bien fractionnées qu’un équipage de 130 matelots suffisait à les manœuvrer. À ces navires de bois il en a été substitué d’autres en fer, jaugeant jusqu’à 6 000 tonneaux, munis de grues à vapeur pour le chargement de la cargaison ; ce qui leur permet de ne pas perdre dans les ports plus de temps que les steamers.

Combinaison économique pour le transport lointain des marchandises sans valeur, expédiées par grosses masses ; la péniche des rivières joue le même rôle vis-à-vis des chemins de fer. Pour les colis d’un certain prix, les denrées sujettes à s’avarier, pour tout ce qui demande régularité et vitesse, pour les envois de détail, pour les voyageurs surtout, le voilier depuis longtemps a cédé le pas.

C’est avec lui pourtant que l’on avait établi la plus ancienne ligne de paquebots périodiques, créée en Angleterre vers 1816, sous le nom de la Boule noire. Les vapeurs de cette époque, qui faisaient du reste un honorable maximum de 9 kilomètres à l’heure, ne naviguaient pas volontiers en pleine mer. Ils sortaient à peine de cette enfance ingrate, obscure, où végète toute invention jusqu’à ce qu’elle atteigne ce qu’on pourrait nommer sa puberté, le moment où elle entre en pleine possession de ses organes, où la science qui l’a enfantée, qui l’a fait vivre, la voit assez forte pour l’abandonner à l’industrie qui en vivra. Les voiliers de la Boule noire effectuaient la traversée de Liverpool à New-York en 23 jours à l’aller, en 40 jours au retour. Le plus grand navire de commerce du monde, le New-World, jaugeait alors 1 400 tonneaux. Des voyages réguliers furent inaugurés en France, quelques années plus tard, par Francis Depau, entre les deux continens. Dans la même direction les Anglais, de 1828