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qu’on l’attendait, semblait pouvoir être ajourné de plusieurs mois. L’impression en a été partout très vive. En Italie, elle a été cruelle. M. Crispi avait longtemps bercé son pays dans un rêve étoile. Malgré les récens démentis que les faits lui avaient donnés, il annonçait la victoire finale avec une foi dont rien ne pouvait lasser l’obstination. Il croyait qu’il suffisait de vouloir pour vaincre. L’événement a dissipé ces chimères. Le coup a été brusque et brutal, et l’Italie en a éprouvé une secousse infiniment douloureuse. Ceux qui ont lu les journaux français nous rendront la justice que nous avons respecté la douleur de nos voisins. Le fait n’a guère été contesté que parle correspondant du Times à Rome, lequel a jugé à propos d’écrire à son journal que le désastre d’Adoua avait été annoncé de France plusieurs jours avant qu’il se fût produit, en ajoutant que cette circonstance était très commentée autour de lui. Il est peu honorable pour un journal comme le Times d’être aussi mal et aussi partialement renseigné par un de ses collaborateurs. C’est d’ailleurs tout ce que nous voulons dire d’un incident et d’un homme qui ne méritent pas d’autre attention.

Égarer les Italiens sur les vrais sentimens de la France à leur égard est une mauvaise œuvre. Évidemment, et sans qu’il y ait à cela de notre faute, ces sentimens ne peuvent pas être faits d’une sympathie sans réserves ; mais il faudrait peu de chose pour que les réserves disparussent et pour que la sympathie seule restât. Nous n’en sommes pas encore là. Pourtant, la révolution ministérielle qui vient de se produire à Rome nous a fait plaisir, non pas que nous ayons jamais rendu M. Crispi seul responsable de la politique de son pays, mais parce qu’il lui a donné trop souvent une allure agressive, et qu’entre ses mains elle a toujours été passionnée, agitée, inquiète, inquiétante, non seulement pour la France mais pour l’Europe.

M. Crispi n’inspirait rien moins que la sécurité. Il avait gardé de sa vie d’autrefois des habitudes de conspirateur et de révolutionnaire qui laissaient dans une incertitude continuelle sur ce qu’il préparait, machinait ou complotait, enfin sur le lendemain qu’il nous réservait. Les règles ordinaires de la politique et de la diplomatie n’étaient pas à son usage ; il s’en affranchissait avec un sans-gêne où on pouvait apercevoir de l’inconscience. Il ne reconnaissait d’autre souveraineté que celle du but. Son but, nous le reconnaissons volontiers parce qu’il faut être juste même pour ses adversaires, était la grandeur de l’Italie. M. Crispi était patriote, et c’est par-là sans doute qu’il a eu une si grande prise sur l’imagination de ses concitoyens et sur l’esprit du roi Humbert. Son malheur est qu’il s’est absolument trompé sur les moyens à employer. Il a cru que l’intérêt de son pays était de contracter de grandes alliances et de courir les hasards d’une grande politique. Combien l’Italie n’aurait-elle pas été plus heureuse, à quel degré n’aurait-elle pas porté ses ressources, à quel point n’aurait-elle pas obtenu le respect et