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là encore, par cette magnificence et cette économie, l’auteur d’Orphée est antique. Enfin par la recherche et par la réalisation constante d’une beauté que la passion, même au paroxysme, ne déforme jamais, en un mot par tout son génie et toute son âme, ce fut bien un Grec — le dernier — que Willibald le Bohémien.

Ainsi nous nous proposions, avant de réentendre Orphée, de rattacher Gluck aux grands artistes gréco-latins, aux maîtres de la Renaissance italienne. Mais l’autre soir, dès les premières mesures, nous avons senti la misère d’un pareil dessein, et l’aridité, l’étroitesse surtout des considérations de doctrine ou d’histoire devant les chefs-d’œuvre absolus. Toujours ceux-ci dépassent et débordent la définition qu’on essaie d’en donner. Musique individuelle, disions-nous de cette musique, et dans l’air d’Orphée entrant aux Champs Elysées, dans la symphonie qui l’accompagne, nous n’écoutions que la voix seule du hautbois. Pourquoi, puisque ici tant d’autres s’y mêlent ; puisque ici, par exception, l’orchestre, merveilleusement expressif et délié, coopère avec le chant, avec la mélodie ? Aussi bien cette exception, ou ce miracle, ne contredit point au caractère général de l’œuvre, mais le confirme plutôt et l’accuse. Partout ailleurs, les magistrales observations de Taine demeurent applicables. Il écrivait encore, le maître qu’en ce sujet on ne se lasse pas de citer : En Grèce, « la vapeur vague qui flotte dans notre atmosphère ne vient point amollir les contours lointains ; ils ne sont pas incertains, demi-brouillés, estompés, ils se détachent sur leurs fonds comme les figures des vases antiques.  » Cela est vrai de presque tout Orphée ; mais de l’unique scène des Champs Élysées cela cesse de l’être. Ici, au contraire, les contours s’amollissent et s’estompent, et sur le paysage crépusculaire, sur la pâle région des ombres, la symphonie frissonnante étend son clair-obscur délicieux.

Orphée, nous semblait-il encore, est beau de la plus concrète beauté. Formel avant tout, le génie de Gluck représente plutôt qu’il ne suggère. Et voilà qu’en écoutant cette musique nous en avons entrevu la généralité, l’étendue et le symbolisme infini. Orphée est antique, Orphée est païen. Mais Orphée n’est-il pas un peu chrétien aussi ? Rappelez-vous l’avertissement, le cri d’alarme que jetait Bossuet : « L’ennemi est toujours aux portes, et le moindre relâchement, le moindre retour, enfin le moindre regard vers la conduite passée peut en un moment faire évanouir toutes nos victoires et rendre nos engagemens plus dangereux que jamais.  » Orphée est impersonnel ou plutôt universel, et c’est pourquoi nous ne saurions nous étonner, comme d’autres l’ont fait, que le rôle ait été chanté et le puisse être, par un homme ou par une femme indifféremment. Qu’importe que cet amour, ce désespoir, ce deuil sublime emprunte une voix féminine ou virile ! Plus que conjugal ici, plus qu’humain et mortel,