Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

germe, en puissance — puissance déjà très sensible et singulièrement efficace — la beauté qui doit un jour s’épanouir dans le parfait chef-d’œuvre de Gluck. Et cette beauté peut se définir en trois mots, dont l’un s’entend assez, et les deux autres seront plus tard éclaircis : elle est antique, elle est verbale, elle est individuelle.

D’abord elle est antique. Entre la Renaissance de la musique et celle des autres arts il n’y eut qu’une différence de temps. L’esprit de l’une et de l’autre fut le même. Un récent et très érudit historien de cette époque l’a justement observé : « L’admiration passionnée delà Renaissance pour les œuvres plastiques de l’antiquité, l’aveugle confiance en la sûreté de ses règles se renouvela cent ans plus tard pour la musique[1].  » Théorie, pratique, tout alors était grec ou se flattait de le redevenir. En 1581, Vincenzo Galilei publie son Dialogue de la musique ancienne et moderne. Quatre ans plus tard, Gabrieli met en musique les chœurs d’Œdipe Roi, pour la représentation du drame de Sophocle à Vicence, sur un théâtre antique élevé par Palladio. A Florence, en 1589, Luca Marenzio fait exécuter une cantate avec chœurs ayant pour sujet, comme autrefois le nome pythique, le combat d’Apollon et du serpent. Enfin le berceau de l’opéra florentin, le salon ou la camerata de Bardi, nous apparaît comme une sorte d’académie platonicienne. On y cultive les lettres, la philosophie, les sciences, et de cette universelle culture la musique n’est que la plus exquise fleur. J’imagine que certaines récitations lyriques chez le comte de Vernio différaient peu de celles qui jadis avaient lieu en Grèce après les banquets. A Florence comme à Athènes « c’était l’opéra en petit et à domicile[2] », et quand Jacopo Péri, le Zazzerino, comme on l’appelait à cause de ses cheveux blonds, chantait lui-même son Orphée, les hellénistes de la Camerata croyaient voir et entendre « Smerdiès, à l’abondante chevelure bouclée, qu’on était allé chercher jusque chez les Thraces Cicons[3]. »

Lisez l’avertissement aux lecteurs des Nuove musiche de Caccini : il n’y est question que de « la manière si hautement louée par Platon et les autres philosophes.  » Et n’est-elle pas toute platonicienne, cette définition de la musique : « image ou ressemblance véritable des éternelles harmonies célestes, de ces harmonies d’où viennent les plus grands biens de ce monde, car elles élèvent l’intelligence de qui les entend à la contemplation des délices infinies qui nous attendent dans le ciel[4]. »

  1. Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, par M. Romain Rolland ; Paris, Thorin, 1895. Nous avons emprunté beaucoup à cet excellent ouvrage.
  2. Taine, Philosophie de l’art.
  3. Id., ibid.
  4. Una sembianza vera di quelle inarrestabili armonie celesli dalle quali derivano tanti beni sopra la terra, svegliandone gli intellelti uditori alla contemplazione dei diletti infiniti in Cielo somministrati.