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Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Samedi soir.

Madame,

Je crains bien que vous ne fassiez trop d’honneur à Michel-Ange. Bien qu’il eût vu trois grands papes comme Alexandre VI, Jules II et Léon X, il ne brilla jamais par son orthodoxie, comme le témoignent les vers qu’il fit pour sa statue de la Nuit :


Grato m’è il sonno e più l’esser di sasso
Mentre che il danno e la vergogna dura


De plus, il n’a jamais fait de vierge chrétienne, car celle du Jugement dernier est le vrai portrait de Mme Polyphème. J’ai entendu il y a quelques années, au Louvre, un M. Rio qui professait sur l’art chrétien, et qui accommodait l’histoire à la façon du P. Loriquet. Il nous disait que tous les maîtres d’Italie avaient été de petits saints, et que c’était notre impiété qui nous faisait faire de si mauvaise peinture. Voilà précisément ce qui me fâche dans le christianisme moderne, c’est l’accaparement de tout. C’est M. de Chateaubriand qui a inventé, je crois, de revendiquer pour la religion toutes les gloires les plus mondaines et dont elle n’a que faire. Qu’importe que les païens aient fait de plus beaux poèmes ou de plus belles statues ? Leurs croyances en matière de foi n’en sont pas pour cela meilleures. Il est incontestable que dans un pays où il y avait des concours de beauté, où les demoiselles bien nées dansaient publiquement des danses fort décolletées, les artistes avaient plus d’occasions d’étudier la forme que dans notre société qui a inventé la crinoline et les cages. Il ne s’ensuit pas qu’il faille introduire à Paris les costumes de Corinthe ou de Sparte. Mais le christianisme est envahisseur. Au lieu de convertir les Chinois au XVIIe siècle, on a voulu les gouverner. Au lieu de faire de bonnes madones, vous voulez nous enlever nos artistes païens.

Quant à ma victoire académique, j’en suis très fier et je vous en demande pardon ; il y a de quoi, car il s’agissait de repousser une coalition d’honnêtes gens, qui, entre autres moyens de faire prévaloir un candidat dont ils n’avaient pas lu un vers, employaient de petites calomnies infâmes contre son concurrent. Sans doute il est très nécessaire de mêler aux gens de lettres de l’Académie des gens du monde distingué, autrement les gens de lettres se