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balance entre l’accusateur et l’accusé, inférieurs à lui-même et égaux à ses yeux. Son influence sur le jury deviendrait considérable, pour le plus grand intérêt de la justice et de la défense sociale, et au lieu d’être une arène vulgaire, la Cour d’assises, devenue un lieu d’études et de réflexion, ouvrirait aux penseurs un horizon qui s’entrevoit à peine. Nous appelons de tous nos vœux un tel juge, de haute compétence et de haute indépendance, juge qui dans des temps troublés, point fixe au milieu des luttes des partis, serait le meilleur garant de paix ; grand juge national que Bonaparte avait entrevu, mais qu’il n’a pas su créer.


VI

Mais notre président n’est pas seul sur l’estrade ; deux assesseurs, et à Paris deux conseillers comme lui, siègent à ses côtés. Certains auteurs déplorent même que ces assesseurs ne soient plus au nombre de quatre, suivant l’usage établi jusqu’à la fin de la Restauration.

Les pouvoirs du président et de ses deux collègues ne sont pas aisés à délimiter. Ces trois magistrats forment en réalité deux tribunaux distincts, d’attributions profondément différentes. Le président d’assises seul a un pouvoir, une juridiction toute personnelle ; le président et les deux juges réunis forment une autre juridiction qui, par exemple, statuera sur l’opposition faite à des mesures prises par le président seul ! Le mécanisme est fort savant ; est-il indispensable autant qu’ingénieux, et ne pourrait-on pas, à notre Cour d’assises, faire l’essai du juge unique ? Je sais que ce seul mot de juge unique effraie beaucoup de bons esprits, et il suffit pour soulever des protestations très ardentes de citer la phrase de Bentham : « Combien faut-il de juges dans une cour de justice ? Dans le système d’une entière publicité, un seul suffit : voilà ma réponse ; mais je vais plus loin, un seul est toujours préférable à plusieurs. »

C’est l’opinion contraire qui a prévalu en France. Notre Montesquieu a tranché la question un peu vite dans une phrase dictatoriale, appuyée, il est vrai, d’un exemple historique. Voici la phrase : « Un tel magistrat (le juge unique) ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. » Quant à l’exemple, il est tiré de Rome, comme on pense, et de l’histoire du décemvir Appius. Il paraît que ce décemvir, qui était un juge d’étrange sorte, et plutôt un tyran qu’un conseiller de Cour, n’aurait pu maltraiter l’infortunée fille de Virginius, si sur le tribunal où il rendit l’affreux arrêt, il avait eu à ses côtés deux ou