Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est de ses propres mains qu’il les dresse à l’insurrection contre les institutions de leur pays. Un de ses principaux soins n’est-il pas de placer toujours au commandement de la 17e division, c’est-à-dire à Paris, un homme sûr, qui puisse rendre de nouveau les services qu’Augereau a rendus, — un gendarme qu’il puisse lâcher, selon les exigences de sa politique, soit contre les « royalistes », soit contre les « anarchistes » des Conseils ?

L’armée a donc désormais, outre sa mission propre, nationale, — la défense de la patrie, — deux tâches nouvelles, aussi peu glorieuses l’une que l’autre à remplir : au dehors, elle pressure les populations vaincues pour entretenir avec le fruit de ses rapines le gouvernement ; au dedans, elle est la complice, ou même l’exécutrice des coups de force au moyen desquels ce gouvernement retient désespérément le pouvoir qu’il sent échapper à ses mains débiles et brutales. Il ne semble pas qu’on puisse formuler contre le régime directorial une accusation plus accablante que le simple énoncé d’une pareille conception du rôle de l’armée.

Or ce n’est pas en dévouement, mais en mépris, que le paie cette armée : et il est presque plus grave pour un gouvernement d’être méprisé que d’être haï. Voici deux généraux dont les convictions républicaines ne peuvent être l’objet d’aucun soupçon : Bernadotte et Joubert. Tous deux ont combattu, non sans gloire, pour la Révolution ; Joubert même va, dans quelques mois, se faire tuer héroïquement pour elle à Novi. Barras rapporte une conversation de ces deux chefs en 1797. Joubert dit : « On perd bien du temps en verbiage ; moi, quand on le voudra, je finirai tout cela avec vingt grenadiers. » Bernadotte approuve, et, en bon Gascon qu’il est, renchérissant sur le propos de son camarade, ajoute : « Vingt grenadiers, c’est trop ; un caporal et quatre hommes, c’est bien assez pour faire déguerpir les avocats[1]. »

J’ai montré plus haut les origines de l’idée du coup d’Etat militaire, et la part qu’il convient d’attribuer au gouvernement directorial lui-même dans la formation de cette idée. La voici parvenue à son expression définitive et parfaite, enrichie d’un élément nouveau : l’idée de dictature militaire, qui devait tôt ou tard se greffer sur celle du coup d’Etat exécuté par les mains de l’armée. Les jours du Directoire désormais sont comptés. Que ce soit Hoche ou Bonaparte, ou même un autre, qui débarrasse la France de ce régime dont elle est lasse jusqu’à l’écœurement, — car, à défaut de Hoche et de Bonaparte, un autre, il n’en faut pas douter, se

  1. Mémoires de Barras, t. III, p. 361.