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plongés dans une sorte d’insouciance et de léthargie sur leurs divisions politiques. Chacun ne se préoccupe plus que de boire, manger et jouir… »

Pour « ranimer l’esprit public », le Directoire prend un arrêté ordonnant à tous les directeurs des théâtres de Paris de « faire jouer chaque jour par leurs orchestres avant le lever de la toile les airs chéris des républicains. Dans l’intervalle des pièces, on chantera toujours l’hymne des Marseillais… » Obligatoire, cette Marseillaise qui jaillissait jadis avec une si ardente spontanéité de tous les cœurs ! Deux jours après, le ministre de la police, Merlin de Douai, annonce dans un rapport qu’au théâtre Feydeau « les airs chéris des républicains n’ont été accueillis que par des huées[1]. »

Et ce n’est pas la bourgeoisie seule qui s’est détachée de la République. Ecoutez ce que dit Barras de l’esprit des faubourgs de Paris : « Cette partie de la population, si animée aux premiers jours de la Révolution, avait éprouvé de si pénibles mécomptes, qu’elle était depuis longtemps tout à fait portée au repos[2]. » N’est-il pas étrangement significatif aussi, ce récit qu’il nous donne de la cérémonie commémorative de l’exécution de Louis XVI en l’an V (1797) ? Le peuple accueille par des quolibets et des risées le défilé des ministres et des Directeurs, superbement drapés dans la pompe théâtrale de leurs costumes officiels. À ces chefs de l’Etat, parés, empanachés comme des mameluks, les femmes du peuple adressent au passage d’irrévérencieuses grimaces. A Notre-Dame, on jette, du haut des galeries de la nef, de la terre et des toiles d’araignée, on crache sur les Directeurs. Gamineries, direz-vous, incorrigible instinct d’opposition et de moquerie du peuple de Paris à l’égard du pouvoir. Soit ! Mais le silence de ce peuple n’est pas au nombre de ses gamineries coutumières ; son silence exprime toujours quelque chose de profond. Or « le peuple demeura silencieux au cri de Vive la République ! répété seulement par les autorités[3]. » Apparemment la République est déjà bien malade, puisque le peuple de Paris refuse de s’associer au mensonge de ce cri qui proclame la santé de la moribonde, et puisqu’il reste muet, — comme devant la mort, quand elle passe dans la rue sous ses yeux.

  1. De Barante, Histoire du Directoire, t. I, p. 64.
  2. Mémoires de Barras, t. III, p. 434.
  3. Voir t. II, p. 285.