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même il ne faut pas dire de plusieurs ! — les plus tristes exemples d’improbité.

Or ce ferment n’est pas resté confiné là où il avait pris naissance : il s’est répandu de proche en proche, il a gagné le corps même de la nation, gangrené la France tout entière. Et cette action corruptrice exercée par le régime auquel a présidé l’homme « sans foi ni loi[1] », le « plus effronté des pourris[2] » que fut Barras, est le second des crimes inexpiables que le Directoire a commis. Si je lui attribue le second rang seulement, c’est qu’il n’est en réalité qu’un complément nécessaire du premier : la création de la détestable politique des politiciens.

Tels maîtres, tels serviteurs. Les membres du Directoire exécutif, — certains d’entre eux tout au moins, — ont des appétits d’argent : leurs ministres en ont également. « Talleyrand a reçu de M. Sinking, envoyé de Hambourg, 500 000 francs pour le traité ; il en reçoit autant de Venise, et une somme énorme de l’Espagne pour influencer les élections et faire renvoyer la flotte[3]. » Mais quoi, le protecteur de Talleyrand, — en attendant qu’il devienne son mortel ennemi, — le puissant Directeur qui a ouvert à l’ex-évêque d’Autun les portes du ministère ardemment convoité, Barras, ne brasse-t-il pas une affaire du même genre avec M. d’Araujo[4], ministre de Portugal ?

Truguet a été chassé par le 18 Fructidor du ministère de la Marine, « où il avait porté les vues les plus saines et les plus étendues ». On exile l’amiral disgracié dans une ambassade, à Madrid. Il réussit à merveille dans ce nouveau poste. Mais il refuse de favoriser certains tripotages financiers de Talleyrand, qui, sous le couvert de sa fonction de ministre des Relations extérieures, étend jusque sur les pays étrangers le réseau de ses spéculations. Merlin, d’autre part, convoite l’ambassade de Madrid pour une de ses créatures, le médecin Guillemardet, incapable, mais conventionnel et régicide, deux titres que le 18 Fructidor vient de remettre en honneur. Truguet est donc révoqué. Comme il ne se presse pas assez de rentrer en France, on couche sur la liste des émigrés cet excellent patriote, qui est en même temps un républicain éprouvé. Truguet est réduit à se réfugier en Hollande. Le pays perd ainsi un bon ambassadeur, un bon marin. Une odieuse iniquité est commise. Mais Talleyrand pourra se livrer en paix à ses petites opérations. Et voilà, si je ne me

  1. M. Ernest Hamel.
  2. Taine.
  3. Mémoires de Barras, t. III. p. 389.
  4. Voir le Directoire, par M. Ludovic Scioul, t. II, p. 392, note 1.