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MM. Renouvier et Ravaisson étaient parvenus à remettre en honneur, soit la philosophie de Kant, soit celle d’Aristote et de Leibniz. Dans le dernier quart du siècle on vit enfin se produire une réaction métaphysique et morale contre les abus d’un naturalisme que tempérait mal un idéalisme nuageux. Par ses Essais, dont le premier parut en 1854, les autres de 1859 à 1864, et surtout, plus tard, par la fondation de la Critique philosophique, où se trouvait soutenu un néo-kantisme intransigeant, mais de haute inspiration morale et sociale, M. Renouvier, penseur subtil et profond, avait fini par exercer sur les esprits une action de plus en plus étendue. Obstiné en ses idées propres, peu accessible à celles d’autrui, mesurant tout à son système, critiquant sans merci tout ce qui lui semblait suspect de positivisme, d’évolutionnisme, de déterminisme, de substantialisme, de panthéisme, ce lutteur irréconciliable finit, à force de répéter les mêmes choses toutes les semaines sous toutes les formes et à propos de tout, par faire entrer dans beaucoup de têtes ses doctrines tranchées et tranchantes : « phénoménisme indéterministe », combiné avec l’ « apriorisme » et avec la morale de l’« impératif catégorique ». Comte, Littré, Cousin, Taine, Renan et Spencer n’eurent pas d’adversaire plus infatigable. Il aborda toutes les questions avec une compétence universelle et montra partout la vigueur de sa pensée, l’inflexibilité de ses principes, la rigidité de sa méthode rectiligne et trop souvent unilatérale. Son action finit par se faire sentir dans l’Université même, à laquelle il était étranger, qu’il n’aimait guère alors, et où s’étaient produites parallèlement d’autres influences non moins importantes.

Le rapport de M. Félix Ravaisson sur la Philosophie en France au XIXe siècle, publié à l’occasion de l’Exposition de 1867, œuvre magistrale qui fit époque, avait donné l’impulsion aux plus hautes spéculations de la métaphysique. Ouvrant dans tous les sens de larges perspectives, M. Ravaisson prenait pour centre le « spiritualisme absolu », d’où a disparu l’idée de substance, ce vain reste de matière ; comme Aristote, il suspendait le monde entier par l’amour à l’acte pur de la pensée. De la critique kantienne, M. Ravaisson tenait peu compte : la métaphysique lui paraissait, comme aux prédécesseurs et aux successeurs de Kant, la « science » par excellence. Sa philosophie, trop comme pour avoir besoin d’être résumée ici, n’était pas sans analogie avec la dernière philosophie de Schelling[1].

  1. De même pour celle de M. Secrétan, qui devait bientôt, lui aussi, avoir sa >part d’influence dans notre Université. Dès l’année 1848, M. Charles Secrétan avait publié le premier volume de sa Philosophie de la liberté, mais ses ouvrages ne-lurent connus en France que beaucoup plus tard.