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Juin ou juillet 1858.

Madame,

Je suis fâché que ma petite drôlerie ne vous ait pas plu. Vous cherchez trop dans toute chose l’utilité en ce monde et dans l’autre ; c’est trop exiger. La mythologie a le mérite de nous conserver des idées très anciennes sur les impénétrables secrets de ce monde, pas beaucoup plus extravagantes que ce qu’ont imaginé de grands philosophes et incomparablement plus poétiques de forme. N’est-ce pas déjà quelque chose ? En outre, le moyen de comprendre quelque poète antique que ce soit si l’on n’a pas appris un peu de ce fatras ? Au fond, je trouve que les anciens Grecs ont fait comme nous faisons. Ils éloignent le plus qu’ils peuvent les idées inaccessibles à l’homme, les escamotent, pour ainsi dire, au milieu d’un flux d’images, et ne vous présentent que des faits secondaires dont l’intelligence est un peu moins difficile, ou plutôt qui le paraît moins, ce qui revient au même. Remarquez la singulière conformité de toutes les religions pour laisser l’idée de la divinité dans le back ground et lui donner des intermédiaires à moitié ou tout à fait humains. Les musulmans nous reprochent d’avoir une religion trop anthropomorphique, et il y a bien quelque chose de vrai là-dedans, surtout parmi les néo-catholiques. Je ne veux pas discuter avec vous le fond de la mythologie grecque de peur de vous scandaliser en vous montrant comment elle ressemble beaucoup à nos dogmes. Les philosophes grecs ont pris leurs légendes nationales, et sans en croire un seul mot se sont mis à l’œuvre pour en tirer quelque chose d’utile. Le plus grand tour de force qu’ils aient fait a été d’enter le spiritualisme sur le fond dont le vieux paganisme les avait gratifiés, et ils y sont parvenus par les moyens que vous employez lorsque vous me dites que le commandement de Dieu à Abraham était par figure. On a fait également une figure du sacrifice de la fille de Jephté. Puis, à ce spiritualisme grec, s’est joint le fond très beau et très élevé de la religion mosaïque, et cela a produit l’Evangile de saint Jean. En somme, je ne puis voir partout qu’une même difficulté, une même aspiration à savoir, et surtout une même impossibilité à croire (quand on n’a pas la foi).

Je vais voir les belles montagnes du Tyrol et de l’Oberland, puis Venise. Je vous demanderai la permission, madame, de vous donner quelquefois de mes nouvelles et de vous demander une lettre pour quelque Vénitien d’esprit. Il y a des soirées en voyage où on est très malheureux faute de trouver à échanger une idée.