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ai-je dit quelque chose d’une miss écossaise que j’ai vue l’année passée et qui est une espèce de Diana Vernon. Elle a pris l’autre jours six saumons dans une seule pêche, à la ligne s’entend. Comment voulez-vous que je me marie ? J’ai passé l’âge, il y a bien longtemps. Je crois que j’aurais pu faire un mari tolérable si ma femme avait eu de l’esprit. J’aime beaucoup à être gouverné, et pendant que j’étais en Suisse, j’avais un guide, homme admirable qui disposait de moi absolument. On me disait qu’il me menait où il voulait aller. Tant mieux ! répondais-je. Rien de plus ennuyeux que de décider quelque chose. Ma cuisinière me fait enrager quelquefois quand elle me demande ce que je veux pour dîner. Quand j’étais mariable, je n’y pensais guère ; maintenant je songe parfois assez tristement à l’ennui de mourir seul avec une gouvernante ouvrant mon secrétaire un peu avant le dernier râlement. Mais qu’y faire à présent ? Lorsque je croyais arranger définitivement ma vie, je m’accusais un peu, dans ma conscience, d’égoïsme. Maintenant, j’ai trouvé quelque soulagement et quelque force contre un grand chagrin dans cette pensée que je n’avais pas été si égoïste que je croyais, et que j’avais plus perdu que gagné au marché que je croyais avantageux. Ne vaut-il pas mieux être dupe que trompeur ?

Croyez, madame, qu’en fait de tableaux comme en fait de paysages, il y a toujours, outre le tableau et le paysage, le sentiment qu’on porte en soi le jour où on voit pour la première fois. Les idées religieuses si puissantes chez vous, vous font trouver une impression religieuse devant un tableau de sainteté, sans que peut-être l’artiste ait cherché à exciter cette impression-là. Je suis habitué à ne considérer que le dessin ou la couleur dans un tableau. En vous parlant des Grâces de lord Ward, je n’ai pu que vous dire ce que je pensais de leur beauté. Je doute que Raphaël ait eu une idée morale en les peignant. Il est louable qu’étant le mauvais sujet que vous savez, il ait été assez dominé par le respect de l’œil pour avoir toujours cherché le beau dans la noblesse au lieu de s’abandonner aux mignardises capricieuses. C’est là le grand mérite des Grecs, abominables vauriens à tous égards, mais qui ont, à force d’esprit et de bon sens, trouvé le beau dans tous les arts. Je voudrais bien voir avec vous la tête d’Apollon de M. de Pourtalès et vous faire une petite leçon sur le mythe d’Apollon pour vous expliquer pourquoi le dieu vainqueur est si triste. Mais peut-être l’impression que m’a causée cette étrange tête tient-elle un peu à la disposition morale où j’étais quand je la vis pour la première fois. Adieu, madame, croyez que je n’ai nulle haine contre les moines. J’ai eu plusieurs amis moines en Espagne. Il y en a de bons et de mauvais ; je crois politique de