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complètement dépourvu de moralité, et je ne sais s’il n’a pas un avenir aussi grand que ladite république. N’est-ce pas une chose curieuse que cette prodigieuse démoralisation, accompagnée de tant de puissance et de tant de bon sens pratique ?

On m’a prêté un livre curieux que je vous recommande. C’est un récit officiel de l’avènement de l’empereur Nicolas. Cela a été écrit à peu près sous sa dictée, imprimé d’abord à 25 exemplaires pour les membres de la famille impériale, puis donné au public par l’empereur Alexandre. Le livre semble fait pour expliquer le changement dans l’ordre d’hérédité, et l’explication est si entortillée qu’on est tenté de croire à un mystère où l’on n’en voyait pas d’abord. Quand le grand-duc Constantin est venu à Paris, il affectait une brusquerie assez étrange avec tout le monde. L’Impératrice, qui n’est pas très endurante, l’a payé en même monnaie, lui a demandé un jour, à brûle-pourpoint, si son oncle Alexandre avait été assassiné. Il a répondu : « Non ; il est mort naturellement, mais s’il ne s’était pas dépêché de mourir, il aurait été assassiné. »

Je lis tous les soirs à votre intention un chapitre de saint Luc en grec. Il y avait très longtemps que je n’avais ouvert un livre grec. Je suis tombé hier sur un passage singulier. Luc, vin, 46. Jésus demande qui l’a touché ? « Je me suis aperçu que la force (ou une force) était sortie de moi. » J’ai regardé la version française. Elle dit une vertu. Il semble que ce soit comme une étincelle électrique qui se soit échappée. On dirait très bien le mot dynamis dans ce cas. Si j’avais été le Concile de Nicée, je n’aurais conservé que l’Evangile de saint Jean, qui me paraît beaucoup plus élevé que les autres. Je suis allé un jour à la cour de Damiette, voir un dentiste qui était grand maître des Templiers et pape d’une religion. Il prêchait en grand costume et disait des platitudes. J’entrai dans la sacristie pour lui acheter un petit livre et avoir un prétexte de le faire parler. Il me dit qu’il avait un évangile de saint Jean sur parchemin pourpre du IIIe siècle avec des variantes curieuses, et m’offrit de me le montrer un autre jour. Je ne me rappelle pas ce qui m’empêcha d’y aller, mais je fus surpris de ce mot de pourpre, car, en effet, les très anciens manuscrits sont sur du vélin de cette couleur. Il n’est pas absolument impossible qu’il eût trouvé quelque part un évangile du IIIe siècle. Il y a à Rome un Virgile de la même date.

Adieu, madame, veuillez excuser mes dissertations et agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.