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développement poétique. » Ce sont d’abord des imitations directes des poètes précédens, et qui n’ont guère d’autre intérêt que de nous faire assister à la lente formation du talent de Koltzof. Puis viennent les chants, et enfin les doumas, ou méditations, qui ont occupé le poète parmi les terribles souffrances des dernières années de sa vie. Mais si les doumas témoignent chez lui des plus nobles préoccupations philosophiques et religieuses, c’est surtout dans ses chants qu’apparaît son originalité. « Koltzof a tenté d’y exprimer les sentimens les plus essentiels de l’âme populaire russe, et cela non point pour la beauté de la phrase, ni par imagination, ni par réflexion, mais en homme qui de toute son âme, de tout son cœur et de tout son sang les éprouvait et les aimait. Il portait en soi tous les élémens de l’esprit russe, en particulier une vigueur extrême d’émotion et d’expression, et la faculté de s’abandonner avec une égale frénésie à la douleur et à la gaîté. L’amour occupe dans ses chants une grande place, mais non point toute la place. On y rencontre en foule d’autres élémens peut-être plus généraux encore, et plus caractéristiques de l’âme populaire : tour à tour il y chante la misère et le besoin, la lutte pour le kopeck, les souvenirs du bonheur passé, ou la rancune contre une destinée sans merci… Tout cela avec une émotion toujours forte et profonde, éloignée du sentimentalisme aux momens même les plus pathétiques. Il n’y a pas jusqu’à sa langue qui ne soit le fidèle reflet de notre esprit national. Dans ses pièces les plus faibles, jamais vous ne verrez une expression impropre ; et ses bonnes pièces vous offriront un trésor d’images si pures et si gracieuses, et si essentiellement populaires, que la langue du poète vous y paraîtra non seulement admirable, mais incomparable. «

C’est Bielinski qui juge en ces termes les chants de Koltzof, dans la notice biographique qu’il a consacrée au pauvre poète. Et M. Pypine n’est pas moins enthousiaste. Glorifiant Koltzof d’avoir le premier mis les écrivains russes en relation directe avec le peuple, il nous montre avec complaisance quel long sillon il a laissé dans la poésie et jusque dans le roman russe des générations suivantes. « Nekrassof, dit-il, dérive manifestement de lui ; Tourguenef lui doit sinon la forme, d« moins le sentiment profond de ses Récits d’un chasseur ; et tous ceux des écrivains russes qui sont allés vers le peuple, c’est lui qui, le premier, les y a conduits. »


T. DE WYZEWA. ZOE