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plus imprévue, et sans que rien dans le texte environnant justifiât ces brusques échappées de morale ou de politique. Ces échappées de lyrisme, qui lui furent si durement reprochées par Bielinski et toute la critique de son temps, c’était l’âme du malheureux Gogol qui essayait d’apparaître derrière le décor de la comédie. Et puis la comédie reprenait son cours, plus vivante, plus gaie, plus méchante qu’avant.

Toute la vie de Gogol est remplie, au surplus, de tentatives de ce genre pour résister à l’irrésistible entraînement de son talent naturel. C’est pour résister à cet entraînement qu’à vingt ans, sans prévenir personne, il avait une première fois quitté son pays. Quelques années plus tard, il avait résolu d’employer désormais toutes ses forces ù écrire, en une dizaine de volumes, l’histoire de la Petite-Russie. Et lorsque eut éclaté la crise dernière, après la publication du commencement des Ames mortes, l’idée lui vint de remanier, faute de pouvoir les détruire, ses écrits précédens. M. Pypine a confronté à ce point de vue les deux versions successives du Portrait, une nouvelle ainsi reprise par Gogol à la fin de sa vie, et mise au point de ses nouvelles idées. ici encore, comme dans les Ames mortes, l’effort est sensible pour ajouter une teinte lyrique et idéale à un récit qui, par son sujet même, ne comportait que les simples couleurs d’une peinture réaliste. Au lieu d’un brave peintre tout dévoué à son art, Gogol a imaginé dans sa seconde version une sorte de personnage surnaturel, un Fra Angelico étranger aux passions terrestres, et célébrant en d’interminables discours la sainteté de la mission que lui a confiée le Très-Haut. Le tout sans autre effet que d’enlever à l’histoire son naturel et sa vérité ; car il faut bien reconnaître qu’à l’inverse de la conversion de Tolstoï, la « conversion » de Gogol n’a point valu de chefs-d’œuvre à la littérature de son pays, en échange de ceux dont elle l’a privée.

Du moins elle n’a rien enlevé à ses œuvres antérieures de leur profonde originalité ; et l’importance historique du rôle de Gogol n’en a pas été diminuée. Nous avons vu déjà combien cette importance fut décisive. Dans chacun des genres divers où il s’est essayé, Gogol a aussitôt trouvé la formule qui allait servir, après lui, à tous les écrivains russes du siècle. Et l’étude de M. Pypine nous apprend encore comment il lui a suffi, pour établir ces formules nouvelles, d’imprimer aux traditions littéraires qu’il recevait de ses prédécesseurs le double sceau de sa race et de son génie.

Mais peut-être ai-je déjà trop insisté sur Gogol ; et je voudrais signaler encore, avant de finir, les pages consacrées par M. Pypine à un autre grand écrivain russe, moins connu en France, — ou même, je crois,