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je pense être à Paris avant la fin du mois. J’aurai l’honneur de vous demander pardon de toutes les sottises que je vous envoie. Veuillez agréer, madame, l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 12 octobre 1856.

52, rue de Lille.

Madame,

J’ai eu l’honneur de vous écrire de je ne sais plus trop où en Écosse, pour vous remercier d’une aimable lettre que vous m’aviez adressée au moment de mon départ. Je voudrais vous raconter mon voyage qui a duré beaucoup plus longtemps que je n’avais prévu, mais vous vous représentez l’Écosse sous des couleurs si poétiques que je désespérerais de vous intéresser. Vous savez que j’ai le malheur d’être un matter of fact man. Lorsque j’ai vu pour la première fois la cathédrale de Cantorbery, j’ai beaucoup plus pensé à l’architecture qu’à la mort de Thomas Becket, et les vieux souvenirs en Écosse se mêlent toujours à des détails si prosaïques qu’ils manqueraient leur effet sur des esprits beaucoup plus enthousiastes que le mien. Voici cependant un souvenir d’Écosse que je prends la liberté de vous envoyer. Ce petit brin de bruyère a été cueilli à la place où Claverhouse a été tué dans le pass de Killiecrankie. C’était un assez mauvais coquin dans le fond, mais qui avait un côté héroïque. J’avais cueilli encore près d’Inverness une feuille d’un arbre où le prince Édouard attacha son cheval le matin de la bataille de Culloden, mais je n’ai pu la retrouver. J’ai eu pour guide à Inverness ou plutôt aux environs un tailleur socialiste, ho me d’esprit, dont le père mort à 105 ans avait vu le prince et lui avait parlé plusieurs fois. Il m’a raconté la bataille de Culloden comme s’il y avait été. Son père était le guide d’Inverness, et mon homme, à force d’entendre parler son père, n’était pas bien sûr de n’avoir pas assisté à toutes les scènes qu’il racontait. Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est ce qu’il m’a dit des Highlands et des Highlanders. Je n’avais pas trop bien compris comment je n’avais trouvé en Écosse, je dis dans le nord, que des gens ayant 20 000 livres sterling de revenu, des aubergistes excellens, et des domestiques. De paysans, de villages pas plus que sur la main. Or voici l’explication de mon tailleur. Après la rébellion de 1745, les chefs montagnards, rudement étrillés, s’aperçurent que leur puissance était perdue. Ils ne pouvaient plus piller les gens des Lowlands et mener la vie de petits souverains indépendans. Un homme d’esprit trouva une invention que tous imitèrent. Ce fut de se