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le monde et se laissent houspiller par leur maîtresse. Elles aiment à apprivoiser les monstres, à s’en faire obéir, à leur prouver que la faiblesse est une force.

C’était une entreprise hasardeuse que de prétendre amadouer le docteur Johnson. Il rebutait, rabrouait souvent ses belles adoratrices, payait de rebuffades leurs adulations et leurs cajoleries. On raconte qu’une jolie miss lui ayant dit : « Docteur, ce que j’aime dans votre dictionnaire, c’est qu’on n’y trouve pas un seul vilain mot, » il répondit brutalement : « Vous les avez donc cherchés ? » Miss Reynolds lui ayant demandé ce qu’il pensait d’une traduction d’Horace récemment publiée par une jeune lady : « Ce sont d’excellens vers de demoiselle, répliqua-t-il, c’est dire que ce n’est rien du tout ; mais c’est beaucoup pour la personne qui les a écrits. » La première fois que Mme Hannah More lui fut présentée, elle ne lui épargna pas les complimens ; il essuya quelque temps l’averse sans mot dire ; puis, d’un ton colère : « Madame, avant de flatter un homme aussi grossièrement que vous le faites, vous devriez vous assurer si vos flatteries ont quelque prix pour lui. » Un jour que miss Monckton, plus tard comtesse de Cork, l’une des reines de la mode, lui disait qu’un livre de Sterne l’avait touchée : « C’est possible, dit-il ; cela tient, ma chère, à ce que vous êtes une sotte. » Parfois, cependant, il avait l’humeur plus débonnaire et plus galante. Il était déjà très vieux quand il pria une dame fort élégante de venir s’asseoir auprès de lui ; comme elle s’informait de sa santé, il répondit : « Je me porte très mal, madame, très mal, même quand vous êtes très près de moi ; que serait-ce si vous vous éloigniez ? » Une autre fois, une jeune femme qui lui offrait une tasse de café, lui dit que sa cafetière était le seul bien qu’elle possédât en propre. « Ne parlez pas ainsi, ma chère, s’écria-t-il. Comptez-vous donc mon cœur pour rien ? » On lui pardonnait ses incartades, on savourait ses fadeurs.

Il charmait les femmes ; le charmaient-elles ? Si l’on en juge par les aphorismes dont il les régalait, il les respectait peu ; il les tenait pour de jolis petits animaux, dont les grâces l’amusaient et dont la vraie destination était de lui servir de jouets, de hochets. Il affectait de ne pas les prendre au sérieux, de les considérer comme des êtres inférieurs. Il les accusait de n’avoir pas le sens commun, de n’agir que par des motifs futiles ou intéressés, d’avoir tour à tour l’âme d’un enfant ou d’un vieil avare. Il désirait qu’on les tint de court, que la rigueur de la loi les empêchât d’abuser de la dangereuse puissance que leur avait donnée la nature. Il les trouvait insensées de réclamer l’égalité des droits ; il n’admettait pas que ni dans ce monde, ni même dans l’autre elles fussent traitées comme les égales de l’homme.

Ce ne sont pas nos aphorismes qui gouvernent notre vie ; nos inclinations naturelles sont la règle mystérieuse de nos sentimens et de nos