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militaire décuple de celle dont le roi de Sardaigne disposait au début de la campagne de 1859.

L’Italie unifiée, centralisée sous une dynastie imbue d’esprit militaire, était, comme on le voit, à la veille de constituer, à la frontière alpine de la France, un État beaucoup plus peuplé et naturellement plus riche que la Prusse[1], dont l’empire français sentait déjà le redoutable contact à sa frontière rhénane. Et ce nouvel État, quels que fussent les liens de gratitude qui auraient dû le rattacher à la France, devait fatalement se trouver, par un point de dissidence primordiale, en opposition d’intérêts politiques avec elle : Rome.

Or, ce nouvel État italien, où dominaient des principes républicains hostiles à la France impériale, où d’ardentes aspirations patriotiques voulaient l’achèvement de l’œuvre nationale par la prise de possession de la capitale historique que la France lui contestait, ce nouvel État, désormais puissant, impatient de secouer la tutelle de la nation amie qui l’avait aidé à se former, ambitieux d’ailleurs et avide de gloire comme le sont toujours les États jeunes, pouvait un jour répudier l’alliance et même l’amitié de la France ; il pouvait, pour se préserver contre les conséquences d’une telle défection, chercher une garantie dans une alliance avec les ennemis de sa secourable voisine. Une telle hypothèse n’avait assurément rien de trop invraisemblable, puisque dès ce temps-là déjà, comme je l’ai établi dans un autre ouvrage, la diplomatie piémontaise cherchait un point d’appui en Prusse pour « s’affranchir de la prédominance française[2] » ; elle n’avait même rien d’improbable, comme les faits ultérieurs n’ont pas tardé à le prouver. En effet, peu d’années après, une étroite alliance, dont le caractère indubitablement offensif est attesté par le secret rigoureusement gardé sur ses clauses, mettait toutes les forces de l’Italie dans les mains d’une grande puissance militaire qui assigne à son incessant effort ce but unique : infliger à la France de nouveaux et décisifs désastres militaires, pour la mettre enfin hors d’état de revendiquer les territoires qu’une première défaite lui a fait perdre.

Eh bien ! ce nouvel État italien dont la ligne de politique extérieure et militaire était destinée à dévier jusqu’à ce point, restait en possession de deux provinces par lesquelles il pouvait mettre de plain-pied au cœur même de la France ses forces et celles de ses alliés éventuels descendant en toute sécurité de son inexpugnable réserve des Alpes ! Ce jeune État qui, dans les

  1. Le royaume de Prusse, en 1860, n’avait qu’une population de 17 202 831 âmes.
  2. La Question italienne, p. 363 et suiv.