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protestant du XVIIe siècle, de l’un des hommes les plus spirituels et les plus méchans de son époque, grand-père d’une très méchante femme que vous aimez peut-être. Je vous dis cela pour que vous ne lisiez pas mon commentaire ; d’ailleurs l’ouvrage ne peut être lu par une femme et n’a d’intérêt que pour ceux qui apprennent le français, ce que vous n’avez pas besoin de faire.

Je reviens de Chinon. Les natifs m’ont paru fort désireux de conserver leur château pourvu qu’il ne leur en coûte rien. Ils disent qu’il va tomber sur eux et ils ont bien mérité que cet accident leur arrive, car ils en ont arraché le parement pour se faire des marches d’escalier. Tenez-les pour plus voleurs que Vandales. J’ai vu aussi la chape de Saint-Mexme indignement raccommodée. Je regrette de ne l’avoir pas emportée pour le Musée de Cluny. Je ne suis pas allé à Ussé, mais bien à Champigny, d’où, à Comacre chez Mme de Lussac, qui s’est fait bâtir un château gothique plus extraordinaire que tout ce que j’ai vu en Angleterre. On m’assure que cela lui a coûté 600 000 francs. Je me suis enfui d’Orléans où l’on voulait me faire assister à la représentation d’une tragédie jouée hier chez mon confrère l’évêque par les séminaristes. C’était Philoctète en grec, avec les chœurs de Mendelssohn. Je ne me suis pas senti le courage de faire semblant de comprendre, comme nos belles dames qui vont voir la Ristori. Je suis bien en peine de mon été. J’avais une certaine envie d’aller en Suède ou en Sicile, mais je voudrais un compagnon de voyage qui ne m’ennuyât pas. Vos amis[1] m’empêchent d’aller en Espagne où je suis mieux qu’ailleurs. Ils brûlent à présent les malles-poste et je pense qu’ils ne tarderont guère à brûler les voyageurs. Si vous connaissiez quelqu’un qui voulût prendre soin de moi, et me mener à Palerme je tâcherais d’être très aimable et je lui ferais un cours d’archéologie.

Veuillez agréer, madame, l’expression de mes respectueux hommages.

P. MERIMEE.


Paris, dimanche soir, 1856.

Madame,

Est-il possible que vous quittiez Paris en ce moment ? Je suppose que vous avez trouvé la Loire dans votre salon, ou plutôt la Vienne ; et que vous êtes réfugiée au sommet de votre plus haute tour, comme les châtelaines d’autrefois. J’ai les inondations en horreur depuis que j’ai vu à Beaucaire celle de 1840, et soupe avec un homme qui avait passé une nuit dans un arbre en

  1. Les carlistes.