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une correspondance inédite de mérimée

une solitude croissante, et désespérant de retrouver cet intérêt, je suis hors d’état de travailler et de m’occuper à d’autres choses qu’à courir voir des tableaux, entendre de la musique, regarder des paysages ou observer dans des pays étrangers les variétés des bipèdes nommés hommes. Je n’ai rien fait jusqu’à présent pour moi, et je n’ai plus personne pour qui travailler. Voilà ce qui me met beaucoup de nuages noirs à mon horizon. Je suis bien touché de la bonne opinion que vous avez de moi. À certains égards elle n’est pas trop exagérée. J’ai le malheur d’être sceptique, mais ce n’est pas ma faute. J’ai tâché de croire, mais je n’ai pas la foi. Bien que je ne sois pas insensible à la poésie, je n’ai jamais pu faire de vers. Je suis trop a matter of fact man. Cela ne tient pas à mon éducation, mais à mon organisation. Croyez-vous au système de Gall ? Beaucoup de choses me plaisent dans la religion chrétienne et dans la catholique en particulier. Je l’aime moins en France :

1° Parce qu’elle y prend des maximes de philosophie incompatibles avec son essence, et qui ne sont à vrai dire qu’une concession maladroite au scepticisme.

2° Parce que nos ecclésiastiques exagérant le caractère d’austérité, tombent dans l’affectation. Ni l’un ni l’autre de ces défauts, madame, ne se trouvent dans votre catholicisme, et c’est là ce qui me le rend aimable. Je suis surtout bien sensible à la pitié que je vous ai inspirée et je vous remercie du fond du cœur de vouloir bien attacher quelque intérêt à ma pauvre âme. À vous dire la vérité, je ne crois pas à ma conversion, mais il y a en Crimée des sœurs de charité qui soignent des blessés condamnés par les médecins, et leurs soins leur rendent la mort douce.

Adieu, madame, encore une fois merci. Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Me permettrez-vous, madame, d’aller vous les présenter en personne lorsque vous serez à Paris ?


Prosper Mérimée.


11 avril 1855.

Madame,

Lorsque l’Impératrice m’annonça son mariage, je mis un genou en terre et lui demandai de m’accorder une grâce. Elle me le promit. Alors je la priai de me faire prêter serment de ne jamais lui demander ni place, ni croix pour personne. Le serment prêté je lui baisai la main pour la dernière fois. J’ai tenu mon serment et je n’ose l’enfreindre. Mais je n’ai rien promis à MM. les ministres. Que Mlle de C… adresse sa demande au ministre des