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est un produit de l’histoire, et non pas un produit de la nature. Les peuples se ressemblent d’autant plus qu’on remonte davantage vers leurs origines ; c’est le temps qui met entre eux des divergences, et leurs qualités ne sont pas innées, mais acquises. Aucun d’eux n’est foncièrement belliqueux ou pacifique ; « le goût de la paix et celui de la guerre prennent le dessus suivant le tour que le régime politique où l’on vit imprime à l’âme. » S’il en est aujourd’hui qui paraissent avoir des aptitudes spéciales pour tel ou tel mode de gouvernement, pour tel ou tel mode d’activité, ils les tiennent de la longue action des siècles qui pèsent sur eux.

Il ne croyait pas non plus à l’efficacité ni même à la réalité des vastes desseins qu’on prête aux grands politiques. Ceux-ci ne songent guère, en général, à violenter les populations qu’ils gouvernent, et, si par hasard ils en conçoivent l’ambition, ils se condamnent à un échec infaillible. Dans une discussion mémorable qui eut lieu à l’Institut, M. Fustel prononça une parole qui étonna beaucoup. « Ce qui caractérise le véritable homme d’Etat, dit-il, c’est le succès. » Le succès, en effet, est l’indice qu’un homme politique a deviné les besoins réels de ses contemporains, et qu’il leur a accommodé ses plans. S’il eût voulu agir autrement, il n’aurait rencontré qu’hostilité ou indifférence, et son œuvre eût été dès le début frappée de caducité. Un homme d’Etat qui échoue, comme Turgot, est presque toujours victime du désaccord qui existait entre ses propres vues et les vœux de l’opinion publique. On peut poser en règle qu’un événement qui procède exclusivement de la fantaisie d’un individu restera à peu près stérile. Le couronnement de Charlemagne comme empereur « a eu peu de portée sur la marche des institutions du pays, » parce qu’il ne fut ni réclamé ni attendu par les populations. Il est même assez fréquent qu’une réforme produise de tout autres effets que ceux qu’en espérait son auteur. Les Carolingiens imaginèrent de fortifier leur autorité par le sacre ; ils comptaient qu’en se présentant à leurs sujets comme les délégués directs de Dieu ils n’en seraient que mieux obéis. Or il advint que la puissance énorme qu’ils tiraient de là fut pour eux une cause de faiblesse. « Commander au nom de Dieu, vouloir régner par lui et pour lui quand on n’est qu’un homme, c’est s’envelopper d’un réseau d’inextricables difficultés. L’idéal en politique est toujours dangereux. Compliquer la gestion des intérêts humains par des théories surhumaines, c’est rendre le gouvernement presque impossible. » Ce n’est pas par des principes rationnels qu’on mène le monde, c’est par l’intérêt : tel est l’axiome que répète à satiété M. Fustel de Coulanges. Il n’ignorait pas que dans la Cité antique il avait dit précisément le contraire, qu’il y avait soutenu que les sociétés primitives avaient été régies par leurs