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nécessaire. La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les inconvéniens de la société ont amené la nécessité du gouvernement et le gouvernement ajoute aux malheurs de la société. Voilà l’histoire de la nature humaine. » C’est la vie elle-même qui est corruptrice et déprimante. Il n’y a qu’à voir ce qu’elle fait de ceux qui en ont subi plus longtemps l’influence. On sait ce qu’est un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge. Les raisonneurs de l’école tirent de la loi morale une preuve en faveur de l’existence d’un Dieu prévoyant et bon. On verrait bien plutôt dans le train du monde moral l’argument le plus fort contre l’hypothèse d’une Providence, car il parait être « le produit des caprices d’un diable devenu fou. » Le règne de la souffrance est universel : on n’y échappe que par l’oubli ou par la fuite. « C’est une belle allégorie dans la Bible que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que, lorsqu’on a pénétré le fond des choses. la perte des illusions amène la mort de l’âme, c’est-à-dire un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes ?... » « Vivre est une maladie dont le sommeil vous soulage toutes les seize heures : c’est un palliatif : la mort est le remède. » Telle est cette aspiration au néant où aboutit l’hypocondrie de Chamfort. C’est son honneur d’avoir trouvé quelques-unes de vos formules où s’est inscrite l’éternelle plainte humaine. Cela lui assigne une place parmi les grands détracteurs de l’humanité et contempteurs de la vie, entre Swift et Schopenhauer.

On ne s’attend à trouver chez Rivarol rien de semblable. Chez lui ni amertume dans l’accent, ni aucune profondeur de sentiment. Méridional, ayant même du sang italien dans les veines, il a une de ces natures heureuses sur lesquelles tout glisse et rien ne laisse de trace. Il est toute légèreté et frivolité. Il vit au jour le jour sans bien savoir lui-même de quoi il vit, ni comment ; il mène une existence décousue qui est souvent un problème et dont l’imprévu l’amuse ; il prend la fortune comme elle vient. S’étant aperçu un beau jour qu’il s’était marié, il rit tout le premier de son étourderie et la répare en oubliant aussi complètement que possible Mme de Rivarol, dont il avait d’ailleurs un fils. La vraie compagne de sa vie. c’est cette Manette qu’il emmena jusque dans l’exil, aimable fille dont on avait au surplus négligé l’éducation et qui se piquait aussi peu de littérature que de fidélité. C’était aux yeux de Rivarol le charme de Manette.


Ah ! conservez-moi bien tous les jolis zéros,
Dont votre tête se compose !
Si jamais quelqu’un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit
Sans que vous y gagniez grand-chose.
Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
Et de l’esprit comme une rose.