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Victor Bertin ne lui avait pas assez appris « l’importance du dessin d’ensemble et par masses » ; et de bonne heure, dans la rue, au théâtre, il s’était exercé à croquer des silhouettes de passants ou de danseuses. Il voulut de même, sur le terrain, noter instantanément non seulement la silhouette générale et la distribution des grandes masses, mais aussi les relations d’ombre et de lumière des diverses parties. A cet effet, il avait imaginé un ensemble de signes conventionnels, une sténographie dont lui seul pouvait tirer parti. Pour la pleine lumière, un rond ; pour les plans d’ombre, un rectangle ou un carré ; pour les zones intermédiaires (par exemple un nuage que soleil éclaire par derrière) un rond inscrit dans un carré lui servaient à dresser comme un état des lieux. Un procès-verbal instantané. Au moyen de chiffres, allant de 1 à 5, il marquait les relations variables et les intervalles de clarté... Et comme il avait par devers lui de longues contemplations, une mémoire pittoresque prodigieuse, une imagination prompte s’émouvoir à l’appel de cette mémoire. et que d’ailleurs il savait, à l’occasion, et jusqu’à la fin, reprendre ses études et « se ramener sur le terrain », il se trouve que ces impressions chiffrées lui furent d’un réel secours. Il reste toutefois certain qu’il se laissa entraîner, quand eut sonné l’heure du succès qui vînt tardivement récompenser cette vie exemplaire, à des improvisations vraiment trop superficielles. Les adulateurs et les parasites. les marchands surtout et les amateurs, trop souvent marchands à peine déguisés, qui composent leurs galeries comme leur portefeuille et spéculent à la hausse, lui demandèrent à satiété ce qui dans son œuvre était le moins digne de lui. De là dans cette œuvre si riche, des parties destinées à disparaître et qui ont déjà payé la rançon des engouement naïfs ou intéressés d’autrefois. Mais le meilleur et l’essentiel est inaltérable et restera, dans l’histoire de la peinture française au XIXe siècle, comme un des chapitres les plus charmans et les plus décisifs.

Corot enfin eut le privilège d’unir à une sensibilité frémissante et exquise une âme admirablement équilibrée : la volonté était chez lui avisée et tenace ; il conserva un sentiment parfait des ressources et des possibilités de son art. Plus qu’aucun autre, il enrichit, il assouplit jusqu’aux limites extrêmes la langue pittoresque, il y fit passer des « frissons nouveaux » ; mais il ne la faussa, ni ne la corrompit. il ne fut pas esclave de la sensation ; il ne s’y abandonna pas, éperdu et haletant jusqu’au stérile paroxysme ; il ne fatigua ni la peinture. ni notre sensibilité. que d’autres, après lui, ont lassée, violentée, si bien qu’elle il demande grâce. Il savait