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honneur aux étrangers. Il les emmena dans son château, sur les bords du Tessin, et les traita magnifiquement. Il leur présenta sa femme et ses deux jeunes fils, qui étaient « beaux comme des anges ». La dame, non moins courtoise que son mari, offrit au noble inconnu des fourrures, des étoffes de laine et de velours et du linge fin. Puis on se quitta enchantés les uns des autres. Quelque temps après, Torello se résout à « faire le passage », malgré la résistance et les larmes de sa femme. Il la prie, si aucune nouvelle ne lui vient de sa part, d’attendre, avant que de se remarier, un an, un mois et un jour. Elle lui passe au doigt son propre anneau nuptial, afin que, de son côté, il ne l’oublie point. Torello arrive à Saint-Jean-d’Acre, où la peste sévissait. Il est bientôt fait prisonnier et conduit à Alexandrie. Saladin le reconnaît à une grimace qu’il lui sait familière et se fait connaître lui-même en montrant au gentilhomme les présens reçus de sa femme. Le soudan, charmé de payer sa dette de gratitude, invite l’Italien à demeurer quelque temps à sa cour. Torello accepte, mais écrit une lettre à sa femme, afin d’interrompre la prescription du terme fixé à sa fidélité. Deux circonstances imprévues gâtent ses affaires conjugales. La galère portant le message se perd corps et biens sur les côtes de Barbarie, et un autre Torello de Dignes ayant péri en Syrie, le faux bruit de la mort de notre Lombard se répand sur les bords du Tessin. Torello n’est informé du naufrage et de l’imbroglio que peu de jours avant la dernière heure imposée au veuvage de sa femme et, « ne doutant point qu’elle ne fût sur le point de se remarier, il perdit l’appétit, prit le lit et se décida à mourir. » Saladin avait heureusement à son service un nécromant qui promit de transporter en une nuit Torello endormi d’Égypte à Pavie. Le soudan fit dresser une riche estrade, chargée de matelas, revêtue d’étoffes orientales, de drap d’or et de brocart. Torello s’y coucha, couvert d’une robe sarrasine brodée de perles et de pierreries, la tête coiffée d’un turban. Entouré de ses barons, le prince prit en pleurant congé de son ami : « Puissé-je vous revoir une fois encore dans ce pays-ci, avant que de mourir ! » Puis il l’embrassa tendrement et lui dit adieu. On fait boire à notre homme un breuvage magique, il s’endort ; l’on ajoute à son attirail un anneau orné d’une escarboucle « qui semble une torche enflammée », un sabre avec un ceinturon et une agrafe toute constellée de diamans ; sur le lit, deux bassins d’or pleins de doublons et une grande couronne d’or, destinée à la femme de Torello. Le nécromant fait un signe, et voilà l’estrade qui prend son vol, traverse la Méditerranée, franchit l’Apennin, pénètre dans l’église de San-Piero de Pavie où elle s’arrête, telle qu’un tabernacle éblouissant. Le sacristain, après avoir sonné