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sage dans une épaisse forêt, le vit venir désarmé, et, le visage masqué de la visière, « félon et méchant, la lance en arrêt, se rua sur Rossiglione en criant : Tu es mort ! » Il le transperce, et les écuyers du pauvre chevalier détalent au plus vite sans avoir reconnu l’assassin. Celui-ci arrache à la pointe de sa dague le cœur de son ami et le fait apprêter par son cuisinier, comme cœur de sanglier. Il se met à table avec sa femme, mange fort peu, en silence ; on apporte l’horrible mets, et la châtelaine, qui était en appétit, le mange tout entier. « Ma dame, comment as-tu trouvé ce plat ? — Monseigneur, sur ma foi, il est exquis. — Par Dieu ! je te crois sans peine et ne m’étonne point que, mort, ce que tu as si fort aimé te plaise encore. C’est le cœur de messer Guardastagno, que vous aimiez si tendrement, femme déloyale. » Et l’épouse adultère, se redressant alors, dans sa dignité d’amante, en face du chevalier déshonoré par une infamie : « Vous avez agi en traître et en scélérat : je lui avais librement donné mon amour, et, si je vous ai outragé en cela, ce n’était point lui, mais moi seule qu’il fallait frapper. À Dieu ne plaise que, sur une nourriture si noble, sur le cœur d’un chevalier si valeureux et si courtois, aucune autre ne tombe dorénavant ! » Elle se jette par une fenêtre très haute ; on la relève morte. Guglielmo, redoutant la justice du comte de Provence, fait seller ses chevaux et s’enfuit : les vassaux des deux seigneurs enterrent dans le même sépulcre les deux amans et, sur le marbre de leur tombe, on écrivit en vers le récit de leurs infortunes.

Tancrède, prince de Salerne, « fut un seigneur très humain et de nature bienveillante. » Sa fille unique, Ghismonda, qu’il chérissait d’une tendresse sans pareille, mariée au duc de Capoue, fut bientôt veuve et revint habiter le palais de son père. Elle était jeune, très belle, savante et gagliarda. Ce mot est toujours d’un sens complexe et incertain. Mettons qu’elle était audacieuse. Son père ne se souciant pas de la remarier, elle songea à se pourvoir d’un amant. Elle jeta les yeux sur un page, Guiscard, de race très humble, mais noble par l’âme et charmant. Il fut facile à séduire. Un après-midi d’été, le prince s’étant par hasard assoupi derrière les rideaux du lit de Ghismonda, surprit les amans ; le lendemain, il fit arrêter Guiscard et manda sa fille. Il lui annonce d’abord le sort qu’il réserve au page et lui demande par quelle raison elle peut défendre « sa grande folie ». Le pauvre homme parlait ainsi « la figure baissée et pleurant aussi fort qu’un enfant battu de verges. » Ghismonda, mordue par une douleur terrible, persuadée que le jeune garçon est déjà sacrifié, mais soutenue par une âme altière, la tête haute, sans larmes, répond à son père : « oui, j’ai aimé, j’avais le droit d’aimer,