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auprès de l’empereur le général Ignatieff, ambassadeur de Russie à Constantinople, qui se trouvait en congé à Saint-Pétersbourg. Je me rappelle, en venant voir le chancelier à Tsarkoë Selo, y avoir trouvé deux fois le général Ignatieff entrant dans son cabinet ou en sortant ; je me souviens de l’air presque embarrassé avec lequel le prince Gortchacow nie reçut ces deux fois et de la préoccupation qui se lisait sur son visage pendant notre entretien et durant les promenades qu’il faisait autour du petit lac de Tsarkoë Selo, au bras du baron Jomini et de M. de Hamburger. En rapprochant ces entrevues des bruits qui commençaient à circuler, et plus encore de l’intérêt qu’avait la Russie à. se saisir immédiatement d’un gage, pendant que la Prusse devait tout faire pour la ménager, il était permis d’en conclure que l’heure de la dénonciation du traité de 1856 ne tarderait pas à sonner.

Il est peu important pour l’histoire, mais il est intéressant pour la diplomatie, de savoir si c’est l’influence du prince Gortchacow ou celle du général Ignatieff qui a déterminé l’empereur à saisir ce moment pour dénoncer le traité. Mon opinion est que le chancelier, en sa qualité de Nestor de la diplomatie européenne, aurait de beaucoup préféré attendre encore quelques semaines et obtenir, dans un congrès, l’adhésion régulière de l’Europe, plutôt que de faire un acte révolutionnaire au premier chef, en déchirant un traité formel, quelle que pût être son excuse. Mais l’arrivée du général Ignatieff et l’entrevue qu’il eut avec l’empereur précipitèrent sa décision. Le prince Gortchacow, avec son habileté ordinaire, prit immédiatement son parti, mais ne se résolut à donner de la publicité à la résolution de Sa Majesté qu’après le départ du général. On m’assure que c’est seulement à Kiew que l’ambassadeur de Russie en eut connaissance ; au surplus, ce ne fut pas au général Ignatieff, mais à M. de Staal[1], conseiller de l’ambassade et chargé d’affaires à Constantinople, que le chancelier adressa la dépêche le chargeant d’informer la Porte ottomane de la dénonciation du traité.

Voici le télégramme que j’adressai le 11 novembre à M. de Chaudordy pour l’informer du gros événement international dont la Russie avait pris l’initiative :

« Le prince Gortchacow a prié ce matin l’ambassadeur d’Angleterre de venir le voir et lui a dit que la Russie venait d’appeler l’attention des puissances signataires du traité de 1856 sur la nécessité de le réviser. Il n’a voulu lui indiquer en aucune façon les points du traité dont la Russie demandait l’abrogation, et s’est borné à dire qu’il lui était nécessaire d’avoir sous les yeux les

  1. M. de Staal, aujourd’hui ambassadeur de Russie à Londres.