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et tous les désespoirs d’une passion si nécessaire à la vie généreuse du cœur humain.

Antérieurement à Boccace, elle avait écouté les lamentations et vu couler les larmes de trois amans de haut vol : Guido Cavalcanti, Dante et Pétrarque. Guido, se rendant à Saint-Jacques de Compostelle, avait aimé à Toulouse une dame dont il n’a point révélé le nom et à qui il donnait rendez-vous dans les églises, mariée, sans aucun doute, et d’une beauté sans pareille. « Chants d’oiseaux, paroles d’amour, beaux navires en pleine mer, blancheur de l’air aux premières lueurs de l’aube, blanche neige tombant sans un souffle de vent, rivière limpide, prairie émaillée de fleurs, or et argent, azur en un brillant émail : tout cela n’est rien auprès de la beauté de ma dame. » À Florence, il aima Giovanna, Monna Vanna, et Dante a souhaité, en une gracieuse poésie, de naviguer avec son ami, Vanna et Béatrice, sur une barque toute murmurante de chants et de caresses d’amour. Aux bords de quel fleuve Guido a-t-il le plus pâti des rigueurs de la bien-aimée, sur la Garonne ou l’Arno ? Nous ne savons. Mais sa souffrance remplit son œuvre presque entière, et, à travers le voile d’images subtiles dont il revêt son sentiment, nous entendons encore le cri de l’amour malheureux : « Mon âme dolente et peureuse — pleure sur les soupirs qu’elle trouve en mon cœur — et mes soupirs s’exhalent alors tout baignés de larmes. — Puis, il me semble qu’en mon esprit descende (piova, pleuve) la figure d’une femme pensive — qui vient contempler la mort de mon cœur. »

Les plaintes de Dante furent plus saisissantes encore. Ses amours, d’une gravité hiératique, mêlées de rêves et d’extases, illuminées ou assombries par des visions troublantes, gardèrent jusqu’à la mort de Béatrice la fraîcheur enfantine de leur premier matin. Le tourment d’amour emplissait son cœur :


Tutti li miei pensier parlan d’Amore ;


un long gémissement éclate d’un bout à l’autre de la Vita Nuova, des Canzones, des Sonnets : il faut que le monde entier compatisse au chagrin du poète : « Ô vous qui par la voie d’amour passez, faites attention et voyez s’il est une douleur aussi pesante que la mienne… Pleurez, pleurez, amans, puisque Amour pleure, en apprenant pourquoi il pleure. » Et quand Béatrice est partie pour le ciel, le royaume où les anges ont la paix », il faut que Florence et jusqu’aux pèlerins venus des contrées lointaines, pleurent avec Dante : « Que ne pleurez-vous, quand vous passez au milieu de la cité dolente ? Si vous restez et prêtez l’oreille, mon cœur me dit par ses soupirs que vous pleurerez et ne partirez plus. Elle a perdu sa Béatrice ! »