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Je répondis à M. de Chaudordy le 14 octobre par le télégramme suivant :

« Je ne puis malheureusement rien changer aux informations que je vous ai précédemment transmises. M. Thiers vous arrivera du reste presque en même temps que cette dépêche et vous donnera toutes les explications désirables. Mais il ne faut nous faire aucune illusion sur l’efficacité des dispositions des puissances à notre égard. Nous n’avons rien à en attendre. »

Afin de ne laisser planer aucune incertitude sur cette situation et ne pas laisser au gouvernement de la Défense nationale des illusions qui auraient pu nous nuire, j’adressai par une occasion sûre au comte de Chaudordy à Tours une longue lettre dont j’extrais les passages principaux.

« Saint-Pétersbourg, 21 octobre 1870.


« Je voudrais essayer de vous expliquer, d’une manière plus complète qu’un télégramme ne peut le comporter, la raison des appréciations contradictoires qui se sont formulées quelquefois sur l’attitude de la Russie depuis le commencement de la guerre actuelle. Cette question me paraît plus importante aujourd’hui que jamais, et c’est ce qui me décide à vous envoyer cette lettre. Ainsi, beaucoup de personnes croyaient avant la guerre que la Russie et la Prusse ne faisaient qu’un, et que la Prusse attaquée avait la Russie pour arrière-garde. Sa neutralité une fois proclamée, l’opinion a changé de cours et on s’est pris à espérer après nos désastres que nous obtiendrions de cette puissance une intervention morale active, peut-être même une coopération matérielle en notre faveur. Les deux opinions étaient exagérées, et vous voudrez bien me permettre de vous dire, après trois années de séjour ici, les motifs de cette exagération et ce que je crois la vérité.

« Bien avant la guerre, il était facile de voir que la Russie ne se déciderait à une intervention armée que si ses intérêts étaient en jeu. Avec un état financier précaire, un armement en voie de transformation, une situation intérieure commandant toute son attention, elle ne pouvait que se tenir sur la défensive et n’en sortir qu’en cas d’attaque. Cette attaque pouvait lui venir sous forme d’une insurrection en Pologne, et cette insurrection se produire, si l’Autriche nous prêtait son secours. Aussi est-ce à prévenir cette éventualité que son action diplomatique s’est surtout employée. Elle a lié l’Autriche par un engagement secret contracté avec la Prusse, et je crois savoir quelle était autorisée, ou obligée