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idées et des formes qui caractérisent Euripide. Il fallait bien présenter un certain nombre d’exemples et de faits pour donner quelque valeur à la conclusion à laquelle je voulais arriver. Cette conclusion est double. C’est d’abord que l’œuvre du poète, grâce à sa richesse d’invention, à sa souplesse, à son ingéniosité, est d’une merveilleuse variété dans les idées comme dans les formes. Non seulement les idées élémentaires de la tragédie se retrouvent chez lui avec l’accent particulier que leur donnent sa sensibilité tendre et délicate, son génie plastique, la nature propre de sa poésie ; mais elles s’humanisent, pour ainsi dire, au contact plus direct de la réalité et elles laissent une place à tout ce qui occupe alors sérieusement la pensée de l’élite des Athéniens : les questions religieuses, la destinée humaine, la philosophie morale et sociale, l’art de raisonner et de parler. On pourrait presque dire que son théâtre est l’image de l’état moral et intellectuel d’Athènes dans la seconde moitié du Ve siècle. La variété de son invention n’est pas moins remarquable dans les formes dramatiques. Combien y en a-t-il, dans toute l’histoire du drame sérieux, qu’il n’ait pas essayé de faire entrer dans le moule de la tragédie grecque ? Je viens d’en donner une énumération incomplète et d’indiquer aussi quelques-unes des particularités de sa composition lyrique.

Ma seconde conclusion, c’est qu’Euripide, en voulant renouveler la tragédie grecque, se condamnait à la détruire en partie. Telle est peut-être la loi des innovations dans les arts qui sont parvenus à un état de perfection : on ne change et l’on n’ajoute qu’aux dépens d’élémens constitutifs. Cela est vrai du moins de la tragédie grecque. Elle s’était formée dans des conditions si particulières et surtout sous une influence religieuse si déterminée, que ses idées et ses formes principales étaient, quand Eschyle réussit à en construire le magnifique ensemble, comme des parties essentielles d’un organisme auquel on ne put toucher sans en diminuer la consistance. Euripide, auquel le mouvement de la société contemporaine ne permettait guère de retrouver l’inspiration primitive, porta une main hardie sur cette construction ; il la modifia au point d’en ébranler la cohésion et d’en retirer, pour ainsi dire, l’ame, et, sans doute, il en hâta la chute. Cela valut mieux, après tout, que s’il avait fait de pâles copies des chefs-d’œuvre d’autrefois. Ses drames n’en eurent que plus de succès, et de son vivant à Athènes, et après sa mort dans tout le monde ancien. Ce serait sa justification, si jamais un grand poète avait besoin d’être justifié.


JULES GIRARD.