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beau drame. Si Euripide a plus d’une fois abusé des moyens extérieurs pour exciter la pitié, nul aussi n’a su mieux que lui faire jaillir ce sentiment du fond de l’âme et n’en a mieux connu la source intime.

Aristophane, qui ne fait que des satires, ne dit rien de cette grande qualité d’Euripide. C’est cependant elle qui fait surtout sa supériorité, et, dans une appréciation impartiale et complète, c’est sur elle qu’il convient le plus d’insister. Il y a particulièrement à étudier l’usage qu’il a fait dans les situations tragiques de la peinture des mères et des enfans. On y sent peut-être encore quelquefois l’abus du procédé ; mais personne n’a jamais songé à contester la force pathétique de scènes comme celles d’Alceste, ou de Médée ou d’Hercule furieux. Dans ces deux dernières pièces, surtout dans Hercule furieux, à la pitié s’unit l’autre grande émotion de la tragédie grecque, la terreur. L’emploi de la terreur dans Euripide prêterait à peu près aux mêmes critiques et aux mêmes éloges que celui de la pitié.

Il y a d’abord, en se plaçant au point de vue grec, à faire une observation que je ne trouve pas chez M. Decharme, d’ailleurs si attentif et si complet, et qui me paraît capitale. La terreur, telle qu’elle devait être d’après la conception première de la tragédie et telle qu’elle existe dans certaines pièces d’Eschyle, comme Agamemnon et les Choéphores, ne se produit pas seulement dans les catastrophes. Elle est presque partout ; on la sent vague et menaçante avant et après les coups qui frappent les personnages ; elle enveloppe tout le drame et elle est comme la manifestation mystérieuse de l’acteur principal qu’on ne voit pas, de la puissance funeste qui conduit tout. On la retrouvait encore dans des pièces de Sophocle, par exemple dans l’Œdipe-Roi, qui était probablement son chef-d’œuvre ; mais le développement du drame humain eut pour conséquence naturelle de diminuer la force et, pour ainsi dire, le rôle de cette espèce de terreur tragique, à mesure qu’il la dépouillait de son caractère religieux. Il est très probable que ce fut Euripide qui, en substituant décidément le drame humain au drame religieux, acheva cette transformation de la terreur tragique.

On parle bien de deux pièces perdues de Sophocle, l’Alétês et le Chrysès, dont la structure, si l’on accepte la restitution proposée par Welcker d’après des récits d’Hygin, aurait eu des rapports avec la fable de certains drames d’Euripide. Dans la première, Electre se précipitait un tison enflammé à la main sur Iphigénie et allait lui crever les yeux quand Oreste, intervenant, se faisait reconnaître et provoquait du même coup la reconnaissance des deux sœurs. C’est la même situation que dans le Cresphonte et l’Ion d’Euripide, où une mère, Mérope ou Créuse, reconnaît