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la pitié... » On connaît trop, pour qu’il soit nécessaire d’en rappeler tous les détails, la jolie scène des Acharniens où Dicéopolis, avant d’affronter la colère du peuple et d’oser lui conseiller la paix, va demander à Euripide, pour émouvoir ses concitoyens, de lui prêter quelqu’un des costumes misérables dont il a revêtu ses personnages. C’est un chef-d’œuvre de satire dramatique. On voit défiler, pour ainsi dire, tous ces rois loqueteux, mendians, estropiés, affreux, dans l’énumération de leurs défroques, étiquetées et rangées chacune à sa place dans le magasin du poète. Avec les haillons vont les accessoires, bâton de mendiant, petit panier brûlé, écuelle ébréchée. « Tu me prends toute une tragédie... Mes drames sont réduits à rien », s’écrie Euripide, dépouillé par ce quémandeur indiscret. On ne pouvait railler plus spirituellement l’abus des moyens matériels.

À ces diminutions hardies de la majesté extérieure des rois et des héros répond souvent dans Euripide la diminution de leurs caractères. Un mouvement en ce sens avait été commencé depuis longtemps par l’épopée. A mesure que la poésie se rapprochait de l’humanité en s’éloignant de la source première, que l’élan de l’imagination qui avait transporté le poète dans un monde idéal s’affaiblissait et qu’il s’adressait à la réalité pour suppléer à la force qui lui manquait, les types s’étaient amoindris et les caractères s’étaient dégradés. Ulysse et Ménélas lui-même avaient perdu leur noblesse : la ruse du premier devient une fourberie méchante ; tous deux deviennent cruels. Sophocle acceptait dans une certaine mesure cet amoindrissement moral de quelques héros, sans cependant leur enlever toute dignité. Euripide va plus loin : il lui est commode, pour construire ses drames et pour obtenir des oppositions pathétiques, d’avoir des types tranchés qui, par leur énergie malfaisante, créent les situations et dont les sentimens ou les actes odieux font ressortir la générosité ou la misère des personnages intéressans. Et cependant le sens dramatique est trop vif chez lui pour qu’il soit esclave d’un système et qu’il ne lui arrive pas quelquefois d’animer ces masques un peu rigides comme par un souffle de vérité humaine, qui émeut d’autant plus qu’il est imprévu. Par exemple son Iphigénie à Aulis nous présente d’abord un Ménélas égoïste et dur, d’une dureté dont une froide rhétorique aggrave encore l’impression. Il réclame d’Agamemnon, avec menace, le sacrifice promis d’Iphigénie. Au milieu de la querelle des deux frères, on vient annoncer à celui-ci l’arrivée de sa fille, dont il croyait avoir arrêté le voyage d’Argos a Aulis. A la vue de la douleur paternelle, cette dureté de Ménélas se fond ; il est saisi d’une pitié soudaine et il parle avec la tendresse d’un frère. C’est une des touchantes péripéties de ce