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(la liberté de la parole). Il est clair que ces biens étaient supprimés par la tyrannie ; l’oligarchie et la démagogie n’étaient pas moins contraires à leur conservation. Dans ce que nous avons d’Euripide, l’oligarchie n’est qu’implicitement attaquée par lui. Un passage des Suppliantes (vers 231-237) signale l’action funeste des jeunes ambitieux, qui « poussent à la guerre sans souci de la justice, corrompent les citoyens, celui-ci pour obtenir des commandemens militaires, celui-là pour s’emparer du pouvoir et l’exercer avec insolence, un autre pour faire fortune aux dépens des intérêts du peuple. » À la date où se donnait la pièce, vers 420, les complots oligarchiques qui devaient, quelques années après, bouleverser l’État, n’existaient pas encore ; mais les attaques du poète sont dirigées contre ceux qui sont prêts à prendre part à toute tentative pour détruire l’ordre existant, et, évidemment, contre le principal d’entre eux, Alcibiade. Rien ne prouve, — ni un témoignage suspect d’après lequel Euripide aurait chanté la fameuse victoire remportée par Alcibiade aux jeux Olympiques, ni des allusions à son exil, supposées au mépris de la chronologie, — qu’il ait subi la séduction de cet homme remarquable. Quant à la démagogie, ses sentimens sont exprimés de la manière la plus nette, particulièrement dans son Oreste. On s’accorde à reconnaître le démagogue Cléophon dans le « bavard effréné » dont il est question dans le long récit qu’on lit dans cette pièce et où l’assemblée d’Argos est en partie décrite sur le modèle d’une assemblée athénienne.

Tels sont les principaux aspects sous lesquels Euripide nous apparaît dans ce qui nous reste de son théâtre. On a vu qu’ils ne sont pas toujours faciles à saisir. Cette nature mobile, ouverte à toutes les idées et à toutes les impressions, ne se prête pas aisément à une analyse exacte qui prétendrait en fixer les traits. Elle s’échappe à tout instant et souvent semble se dérober au moment où l’on croit en toucher le fond. Cela vient aussi de ce qu’il y a en lui, en même temps qu’un penseur, un poète qui suit sa fantaisie ou obéit a des exigences dramatiques. Si l’on désire connaître du moins tous les élémens d’une étude si complexe, il faut lire le livre de M. Decharme, qui les rassemble et réussit souvent à en marquer nettement la valeur dans une exposition élégante et complète. Il faut lire aussi la seconde partie de son ouvrage, où est traitée une question non moins difficile et plus délicate encore, celle de l’art dans Euripide. À cause du côté technique de cette question, je n’en parlerai ici que d’une façon très incomplète.