Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/770

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Éther est célébré comme la divinité souveraine, comme le père des dieux et des hommes. Il fallait bien que cette conception tînt chez le poète une place importante pour qu’elle fût si vivement attaquée par Aristophane. Euripide était un indépendant, qui se plaisait à reproduire tour à tour différentes hypothèses philosophiques. Peut-être est-ce dans les vers des Troyennes cités plus haut qu’on trouverait les deux idées qui ont le plus occupé sa pensée : la nécessité de la nature ou l’intelligence de l’homme, données comme l’essence de la divinité souveraine. Les deux propositions sont d’une grande hardiesse. La première conçoit l’organisation et la marche du monde comme le développement nécessaire de certaines lois immanentes ; nous pouvons aujourd’hui en mesurer la portée. La seconde place l’origine de tout, puissance organisatrice, système de l’univers, lois physiques et morales, religion, dans l’homme lui-même : c’est son esprit qui a tout créé. Euripide entend-il qu’en dehors de la conception humaine il n’y a rien, et que tout cet édifice à l’existence duquel nous croyons, d’après lequel nous régions notre vie morale et religieuse, n’est que notre propre construction ? Ou bien veut-il dire seulement que l’esprit de l’homme a élevé des systèmes religieux ou philosophiques d’après les principes indépendans qu’il porte en lui, quelque chose comme ce que Descartes appellera les idées innées ? Ce serait trop déterminer une pensée qui se dérobe en grande partie ; cependant l’influence que paraissent avoir exercée sur elle certaines idées de l’orphisme et du système d’Héraclite ne rendrait pas cette interprétation invraisemblable. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’Euripide pensait beaucoup lui-même et faisait penser les autres.

Il n’y a guère à s’arrêter sur la tradition qui mettait Euripide au nombre des disciples de Socrate, bien que les comiques se fussent empressés de l’accueillir. Ils allaient jusqu’à faire du philosophe l’inspirateur ou même le collaborateur du poète : Voici Mnésilochos cuisine un drame nouveau d’Euripide, et Socrate met le fagot sous la marmite », disait Téléclide. Les comiques mettaient sur la scène, suivant leur l’habitude, les préventions populaires, également hostiles à deux hommes que rapprochait leur esprit novateur, mais qui innovaient dans des sens différens. On sait que Socrate, très défiguré par eux, avait été choisi, à cause de la singularité de son extérieur et de ses habitudes, comme un type des sophistes : c’est surtout à ce titre, fort peu justifié, qu’ils le mettaient en rapport avec Euripide. En réalité, beaucoup des maximes prêtées par le poète à ses personnages et, en général, l’esprit de son théâtre, étaient en désaccord