Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/767

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand la mère, au milieu d’élans de tendresse, se résout à tuer ses enfans : ils l’auront quittée, dit-elle, pour « une autre forme de vie ». Pourquoi, dans ces passages et dans les autres, n’y aurait-il que des fantaisies poétiques, et pourquoi ce poète qu’on nous dépeint comme sombre et mélancolique ne se serait-il pas attaché avec un intérêt sérieux et persistant à ces mystères de la mort, du sommeil et, en général, de la condition humaine ? Il semble seulement qu’il y avait dans son ame plus de trouble que de confiance dans une solution religieuse quelconque et d’aspiration passionnée vers cette solution. Il diffère profondément d’Eschyle.

Si Euripide n’est ni fidèle à la religion populaire ni sectateur d’une religion épurée, la croyance aux dieux existe-t-elle chez lui ? La liberté de sa pensée va-t-elle jusqu’ã l’athéisme ? C’est ce que pensait de son temps plus d’un Athénien, à en juger par les attaques d’Aristophane. Il fait dire à une marchande de couronnes qui accuse Euripide de ruiner son commerce en propageant l’impiété : « Il a persuadé aux hommes que les dieux n’existent pas. » Pour ne citer qu’un autre trait, dans les Grenouilles, les seules divinités qu’invoque le poète tragique sont l’Ether, la Volubilité, l’Intelligence et le Flair. Il n’y avait du reste, malgré la prudence qui lui était imposée au théâtre, qu’à recueillir dans ses pièces bien des vers suspects d’impiété ; c’était lui-même qui était son premier accusateur. Les plus célèbres, ceux mêmes auxquels la marchande de couronnes d’Aristophane semble faire allusion, étaient ceux-ci, prononcés par Bellérophon : « On dit qu’il y a des dieux au ciel ? Non, non, il n’y en a pas, si l’on veut enfin renoncer à la sottise de répéter un vieux conte. » Ici, il est vrai, cette négation était dans le caractère de son personnage, et Euripide n’en était pas plus responsable que ne l’avait été Eschyle des hardiesses de son Prométhée ; mais dans nombre d’autres passages c’était évidemment lui qui parlait en son propre nom, sans souci du sujet ni de la vraisemblance. Zeus, le dieu souverain, est particulièrement visé par son scepticisme. Voici des vers des Troyennes qui sont surtout significatifs : « O toi qui soutiens la terre et qui sièges sur la terre, Zeus, dont nulle conjecture ne dira qui tu peux être, nécessité de la nature ou esprit des mortels... n’Il y a bien dans Eschyle des formes de prière ou des propositions théologiques qui présentent une certaine analogie extérieure avec cette invocation d’Hécube. Le chœur d’Agamemnon dit : « Zeus, quel qu’il soit, si ce nom lui agrée, c’est sous ce nom que je l’invoque. » Et on lit dans un fragment d’une pièce perdue : « Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel ;