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l’hyperbole ; ainsi-il appelle Beethoven un saint. Il provoque la méfiance par ses louanges, aussi bien que par ses critiques. Le délicat et le tendre, et la pure beauté, le reílet d’une ame pleinement harmonieuse, tout cela lui échappe : mais c’est tout cela qu’il s’efforce de discréditer.

« De quels genres d’hommes est faite l’armée de ses partisans ? De chanteurs, qui désiraient se rendre plus intéressans, et jouer leurs rôles en même temps qu’ils les chantaient : ils voyaient la une possibilité de produire plus d’effet, peut-être avec moins de voix. De musiciens d’orchestre, dans les théâtres, qui jusque-là s’ennuyaient devant leurs pupitres. De compositeurs, qui, en s’appropriant le coloris wagnérien, se promettaient d’éblouir le public et de lui ôter le loisir de la réflexion. De toute sorte de mécontens, qui trouvent toujours gagner à toute révolution. D’hommes qui, par principe, s’enthousiasment pour tout soi-disant progrès. D’autres que la musique des anciens maitres ennuyait, et qui ont trouvé la pom* leurs nerfs une source de secousses plus fortes. De littérateurs, ayant la tête pleine de vagues projets de réformes. D’artistes admirantle confrère qui avait si bien su garantir l’indépendance de sa vie. »

La gloire du maître de Bayreuth, — est-il besoin de l’ajouter, — n’a rien à redouter de ces réflexions, non plus que du Cas Wagner, qui les a suivies. À supposer même que les Maîtres Chanteurs et Parsifal fussent l’œuvre d’un acteur manqué, leur immortelle beauté n’en reste pas moins ce qu’elle est. Mais ce n’est pas à Wagner, c’est à Frédéric Nietzsche que nous avons affaire aujourd’hui ; et peut-être ne trouverions-nous pas dans toute son œuvre un seul document plus caractéristique. Voilà donc l’emploi que faisait le malheureux de cette intelligence si belle, si amoureusement cultivée, et dont il avait tant d’orgueil : il s’en servait pour contrarier toujours les élans les plus spontanés de son âme, pour appliquer à ses plus chères affections son funeste besoin de « réflexion objective », pour élargir, pour approfondir sans cesse le vide autour de lui.

T. de Wyzewa.