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lisation moderne tout entière, et par suite devrait supprimer l’état de philologue. »

Mais c’est surtout dans l’attitude de Nietzsche à l’égard de Wagner que se reconnaît cette terrible infirmité de son esprit, qui le portait à ne rien juger aussi sévèrement que ce qu’il s’était senti d’abord le plus enclin à aimer. Et puisque aussi bien le Cas Wagner est l’un de ses rares écrits qui aient été traduits en français, on me permettra de les rechercher en quelque sorte, dans sa biographie et ses notes intimes, antécédens de ce petit livre.

J’ai emporté à la campagne, écrivait Nietzsche à sa sœur en 1866, la partition de piano de la Walkure de Richard Wagner. Mes sentimens sur cette œuvre sont si mélangés, que je ne puis me résoudre à la juger dans l’ensemble. Les plus grandes beautés et virtutes y sont contre-balancées par des faiblesses et des laideurs de même dimension. »

Mais peu à peu cette irrésistible musique s’emparait de lui, comme elle s’est emparée de chacun de nous à quelque moment de notre vie. « Je suis allé ce soir, écrivait-il en 1868, au concert de l’Euterpe, où l’on jouait le prélude de Tristan et Isolde ainsi que l’ouverture des Maîtres Chanteurs. Cette musique extraordinaire m’enlève tout mon sang-froid de critique : elle remue, fait frémir en moi toutes mes fibres et tous mes nerfs. Depuis longtemps je n’avais été transporté au dehors de moi-même autant que je viens de l’être en écoutant l’ouverture des Maîtres Chanteurs. » Et voici que l’occasion s’offrait à lui, quelques jours après, de faire personnellement connaissance avec Richard Wagner. C’était à Leipzig, en novembre 1868. Lui-même va nous raconter les circonstances de sa première entrevue :

« En rentrant chez moi, j’ai trouvé un billet à mon adresse, ne portant que ces mots : « Si tu veux faire la connaissance de Richard Wagner, trouve-toi, à trois heures et quart, au café du Théâtre. » Cette nouvelle me mit l’esprit à l’envers. Je courus naturellement au café ; j’y rencontrai l’ami qui m’avait écrit ; mais de Wagner, point. Mon ami m’apprit en revanche que Wagner demeurait à Leipzig, chez des parens, dans l’incognito le plus strict ; il ajouta que Mme Rietschl lui avait parlé de moi, et que le maître avait témoigné le désir de me connaître incognito. En effet, je fus invité pour le dimanche soir.

« Je vécus les jours qui me séparaient de ce dimanche dans un état d’esprit réellement fantastique. Certain de me trouver en nombreuse compagnie, je résolus de me mettre en frais de toilette, et je songeai avec bonheur que mon tailleur m’avait promis, pour ce dimanche-Ia, un costume de soirée que je lui avais commandé… Cependant le jour arriva, les heures passèrent, et mon tailleur ne se montrait pas. Il ne vint qu’a six heures et demie : j’avais a peine le temps de m’ha-