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et de retoucher, et quoiqu’on s’aperçoive qu’il n’y a pas mis la dernière main, ces deux volumes méritent d’être lus[1].

Chaque peuple à sa vocation, sa destinée à remplir, sur laquelle il lui importe de ne pas se méprendre ; mais les méprises sont fréquentes. Ce n’est que par de longs tâtonnemens, à la suite d’un dur apprentissage et après avoir fait beaucoup d’écoles, qu’il arrive à se bien connaître, à démêler ses vraies aptitudes. Il se propose souvent des fins qu’il n’atteindra jamais, il s’essaie à des ouvrages auxquels il sera toujours malhabile ; il se laisse égarer par des ambitions chimériques, par son amour-propre, par sa vanité, jusqu’au jour où, détrompé par le malheur, il s’avise qu’il a fait fausse route et tourné le dos à la fortune.

Il semble fort naturel qu’un peuple qui habite une île se sente voué à la politique insulaire. Il a fallu cependant des siècles pour que les Anglais découvrissent une vérité si simple. Durant plus de cent ans, sous leurs Plantagenets, ils aspirent à devenir une grande puissance continentale, ils travaillent sans relâche à conquérir la France. Crécy, Poitiers, Azincourt leur procurent des ivresses d’orgueil. Ce sont leurs guerres de magnificence ou leurs erreurs de jeunesse, dont ils ne retirent aucun profit réel ; las et dégoûtés de leur vaine entreprise, ils s’aperçoivent enfin que la mer est leur élément, que leur destinée est de devenir la première puissance commerciale de l’Europe, qu’ils sont nés pour les conquêtes lointaines et pour étendre leurs bras jusqu’aux extrémités du monde. Leurs commencemens seront modestes, ils essuient plus d’un échec ; ils ne se découragent pas, ils ne doutent plus d’eux-mêmes. Ils se sentent comme rendus à leur vraie nature, et c’est désormais un instinct tout-puissant qui les pousse et les gouverne.

A quelle époque s’est accomplie chez le peuple anglais cette révolution de l’esprit public ? Lequel de ses souverains y aida le plus ? M. Seeley estime que ce fut la reine Elisabeth qui eut la gloire de décider cet être encore incertain sur lui-même, qu’elle donna aux ambitions anglaises leur orientation définitive, qu’à la politique dynastique de ses prédécesseurs, la fille de Henri VIII et d’Anne Boleyn substitue une politique vraiment nationale.

Aucun souverain n’eut des débuts plus difficiles, une situation plus embarrassée, plus de résistances à vaincre, plus de périls à conjurer. Lorsqu’elle monta sur le trône, on pouvait douter qu’elle réussit à s’y maintenir. Elle avait tout contre elle. Jusque-là une seule reine avait gouverné l’Angleterre ; c’était sa sœur Marie, dont l’exemple était peu encourageant : cinq ans lui avaient suffi pour prouver qu’une femme

  1. The growth of British Policy, an historical essay, by J.-R. Seeley. 2 vol. in-12 ; Cambridge, 1895.