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A la suite de cet entretien, j’envoyai à M. Jules Favre un télégramme que, vu son importance, et du reste à la demande du prince Gortchacow lui-même, j’avais tenu à lui montrer avant de l’expédier. Dans ce télégramme, j’avais inséré cette phrase : « La Russie n’admettra pour nous qu’une paix fondée sur notre intégrité territoriale. » Le chancelier me dit qu’il y avait là une affirmation trop positive. « Ne pas admettre ; ajouta-t-il, un état de choses quand on est une grande puissance, c’est prendre au besoin les armes pour s’y opposer. La Russie ne peut aller jusque-là. » Comme j’insistais pour ne pas nous pousser par une réponse de ce genre à une lutte désespérée, le chancelier reprit qu’ « il faudrait connaître d’abord les conditions que nous pourrions accepter ; que votre circulaire ne donnait pas d’éclaircissemens sur ce point » et il m’a prié de vous les demander comme base de négociations éventuelles. « Le désir de la Russie qu’un démembrement nous soit épargné, n’est pas ignoré à Berlin — telle fut donc la phrase textuelle que j’insérai sous sa dictée dans mon télégramme — mais le chancelier croit que, jusqu’ici du moins, la Prusse se refuserait à toute médiation des neutres. »

J’ai cru devoir citer les phrases mêmes de ce télégramme, parce qu’elles représentent exactement la portée de l’action diplomatique de la Russie pendant toute la guerre. Dès ce moment, je fus fixé sur le peu d’efficacité pratique que nous pouvions en attendre. Aussi, après avoir plaidé, avec toute l’énergie de la douleur et du patriotisme, la cause de notre pays auprès du chancelier et d’autres membres du gouvernement impérial, j’envoyai le 17 septembre au ministre des affaires étrangères le télégramme suivant, conclusion de ces dix jours de laborieux et inutiles efforts. « Je dois, avant de vous faire connaître le nouvel entretien que je viens d’avoir avec le prince Gortchacow, vous renseigner exactement sur la situation telle qu’elle m’apparaît. La Russie désire avant tout la fin de la guerre. C’est là pour elle le point capital. Dans ce dessein, elle s’est entremise et s’entremettra de nouveau auprès de la Prusse. Elle vient de faire admettre par le comte de Bismarck la possibilité, que ce dernier n’avait pas voulu reconnaître jusqu’à présent, de traiter avec le gouvernement de la Défense nationale. Le prince Gortchacow vient de me l’annoncer. Mais si la Russie désire voir cesser une lutte désastreuse, elle se préoccupe beaucoup moins des moyens d’y parvenir, quels qu’ils soient, que du but à atteindre. Le fond de cette attitude est qu’on ne croit pas ici, à tort, sans doute, à l’énergie et à la possibilité de notre résistance. L’armée prussienne inspire une admiration mêlée de terreur. De là le conseil