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profondément moderne : ce fondateur d’empires veut d’abord amasser une fortune, non par amour vulgaire de la richesse, mais parce qu’il est persuadé qu’elle est un levier indispensable à son action future. Le second trait le plus remarquable de sa vie, c’est le choix qu’il fait pour son lieutenant d’un médecin, né la même année que lui, l’Écossais Leander Starr Jameson, que sa santé avait forcé d’interrompre une carrière brillamment commencée en Angleterre, et qui était venu se reposer en Afrique. Rhodes comprend l’homme, le fait nommer administrateur du Mashonaland à la place de Colquhun : aussitôt Jameson organise et mène à bonne fin la campagne du Matabeleland, digne d’être citée comme un modèle d’expédition coloniale.

A côte de ces deux figures de chefs ont joué dans le continent africain un rôle aussi considérable que jadis Fernand Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou, se dresse celle de M. Chamberlain, le ministre des colonies anglais, à qui incombe aujourd’hui la lourde responsabilité de diriger la politique britannique en Afrique et qui paraît, dès le début, avoir agi avec netteté et décision. C’est vers lui que se tournent les espérances de ceux de ses compatriotes qui commencent à redouter la direction du marquis de Salisbury, qui a failli durant l’automne de 1895 faire naître les plus graves complications en Orient et en Amérique. Porté il y a quelques mois au pouvoir par une majorité comme pas un cabinet anglais n’en avait connue depuis un demi-siècle, ce leader tory est à son tour menacé peut-être du sort de lord Rosebery, dont tant d’illusions avaient salué l’avènement quand Gladstone lui avait remis, avec la direction du parti libéral, les rênes du gouvernement.

Mais si Chamberlain met un terme à l’œuvre politique de la Chartered, il n’arrêtera pas l’homme qui fut son créateur, son âme et sa vie. Dans un discours prononcé à Kimberley, vers le commencement de janvier, peu de jours après la sanglante défaite de son lieutenant Jameson, M. Rhodes déclarait, avec un imperturbable sang-froid, que sa carrière politique ne faisait que commencer. A l’heure où ce triomphateur se heurte pour la première fois à plus fort que lui, où l’étudiant d’Oxford, jadis moribond et condamné par les médecins, qui était venu soigner sa poitrine en Afrique, et qui, au lieu d’un tombeau, y avait trouvé un empire, peut craindre un réveil cruel de ses rêves gigantesques, il est curieux d’entendre de pareils mots sortir de sa bouche. Mais gardons-nous des prédictions. N’est-ce pas lui qui disait, le 29 novembre 1892, dans une allocution citée plus haut : « Lorsque nos territoires seront peuplés de blancs, et en particulier d’Anglais,