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contes de Nodier, les premiers romans de George Sand, les nouvelles de Mérimée et les grandes pièces historiques de Dumas.

Ce fut alors une merveilleuse éclosion de créations littéraires destinées à vivre, et ce fut un temps exceptionnel pour la librairie française, personnifiée en un seul homme, Eugène Renduel, comme l’était l’école romantique en un seul poète, Hugo. Il y a cela de particulier dans la carrière, d’ailleurs assez courte, de Renduel, qu’il arriva juste au moment où l’école romantique affirmait sa force avec les Odes et Ballades et qu’il disparut comme elle allait jeter ses derniers feux avec Ruy Blas. Le hasard eut sa part dans cette coïncidence, à coup sûr ; mais l’intelligence et le sens littéraire de l’homme aidèrent singulièrement au succès de son entreprise. Il ne dépendait pas du hasard, après tout, que les auteurs les plus en vue, après avoir débuté chez d’autres libraires, allassent se faire éditer chez le nouveau venu ; il ne dépendait pas du hasard qu’Eugène Renduel acquit très vite une notoriété considérable et publiât tant d’ouvrages remarquables ; qu’il dût, par la suite, incarner à lui seul toute la librairie romantique au détriment d’éditeurs comme Urbain Canel et Pélicier, Levavasseur et Souverain, Bossange et Ladvocat, Delloye et Charpentier.

Aux yeux des descendans qui résument volontiers toute une époque en une personne ou tout un genre en un individu, Hugo représente à lui seul le romantisme créateur et Renduel, a son rang plus modeste, est demeuré le type abstrait, absolu, de l’éditeur romantique. Et cependant, de ces deux hommes rapprochés par une force invincible, unis durant dix années par tant d’intérêts communs et qui se voyaient tous les jours, le second est mort sans que le premier ait paru se rappeler qu’il avait été son ami, qu’il avait lutté côte à côte avec lui pendant dix ans. Ils s’étaient pourtant quittés bons amis ; mais Page et l’éloignement avaient produit sur eux le même effet que sur tous les vétérans de l’armée romantique, et près de quarante années ne s’écoulent pas sans effacer bien des souvenirs entre les hommes qui se sont le plus fréquentés et le mieux connus !


ADOLPHE JULLIEN.