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Toute cette dépense de bel esprit, toutes ces agaceries de la prunelle et de la plume furent en pure perte. L’insensible Renduel ne voulut pas plus des romans à venir, qu’il n’avait voulu des précédens, et Marie, ou Soir et matin, parut quelques années après chez Belin-Mandar : quelle chute pour qui avait rêvé des luxueuses éditions de la librairie en vogue ! La sémillante dame se consola en produisant force ouvrages de tout genre, en remplissant maints journaux de sa prose, en épousant enfin un membre bien connu de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. de Monmerqué. Elle dut quitter alors le nom de son premier mari ; mais en changeant son nom de femme, elle garda son nom d’auteur et en librairie elle resta Saint-Surin.

Mme de Saint-Surin avait une amie, ou plutôt une rivale littéraire, Juliette Bécard, qu’elle appelait spirituellement Juliette Bémol. Femme séparée d’un officier peu sensible au beau style et qui la menait par le bâton, Mme Bécard ne déployait pas moins de grâces que son amie auprès de l’éditeur, mais elle mettait en œuvre d’autres moyens de plaire. Avec elle point de tendres simagrées, d’airs penchés ni d’yeux en coulisse : elle prend le ton d’un homme, l’allure d’un bon garçon, écrit à la diable, dit des gros mots, puis se regarde dans la glace d’un air coquettement crâne. Elle avait surtout une manie désagréable, un moyen qu’elle croyait infaillible pour décider Renduel à publier le roman qu’il avait eu la politesse d’accepter : elle s’immisçait malgré lui dans ses questions de ménage, affectait une familiarité charmante, le consultait sur ses affaires, son logement, ses domestiques, sur tout ce qui ne le regardait pas et le laissait très froid.


Les honorables Poussez, Guenaud et Compagnie sont tous de vilains menteurs, et, s’ils n’avaient ensemble qu’une seule joue, j’irais y déposer le plus éclatant soufflet. Comment, pas encore d’épreuves aujourd’hui ! C’est une horreur. Je suis furieuse, j’ai un petit air de colère et de menace qui me va parfaitement ; mais je ne vous engage pas moins à dépêcher un (sic) de vos estafettes vers cette infime imprimerie sur laquelle je laisse tomber tout le poids de ma malédiction. J’insiste pour ces épreuves, parce que je suis presque sûre qu’elles sont perdues ou que les gamins qu’on charge de me les apporter les ont vendues pour faire des cornets. Et voilà comment on expose une honnête réputation future !

Je viens de voir le 60e logement rue Taranne, en face le n° 9. Peut-être me déciderai-je pour celui-là.

Adieu, j’oublie ma colère.

J. BECARD.

Quelques jours après, nouvelle lettre : nouvelle tempête, nouvel accès de fièvre et nouvel apaisement sous le doux regard de l’éditeur.