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en bohémiens sur la route, file rapidement vers Portia ; nous prendrons le car jusqu’à Hoxie ; de là le chemin de fer conduit à Walnut Ridge, le point de départ pour Saint-Louis. Adieu à l’Arkansas !

La dernière figure que j’entrevois sur les terres de Clover Bend est celle de la jeune femme du prédicateur ambulant. Elle fend du bois au seuil de sa cabane, tandis que son mari porte la parole de Dieu d’une plantation à l’autre. Le soleil met une auréole à ses cheveux roux et pique une étincelle à la hache levée d’un bras robuste. Une grande émotion me vient au cœur, une émotion mêlée-de respect pour ces gens simples qui peinent comme des manœuvres en faisant le bien et en prêchant d’exemple plus encore que de bouche. Parmi eux, je compte le pauvre maître d’école. J’ai demandé depuis de ses nouvelles à Octave Thanet. Elle me répondit en m’annonçant qu’il était mort :

« La fièvre qui le minait s’est terminée par la pneumonie. Hier nous sommes allés à son enterrement. Le dernier cadeau que nous lui ayons fait est celui d’une bière et d’un habit. Cela paraît du gaspillage ces vêtemens neufs déposés dans une tombe, mais, ici, la famille y tient plus qu’à tout le reste. Ce furent de tristes funérailles, célébrées dans son école même, avec ses derniers exercices écrits sur le tableau noir. Ses élèves sanglotaient pendant tout le service. Quand je regardai par la fenêtre et que je vis la misérable petite procession s’éloigner, les porteurs dans leurs pauvres habits du dimanche et la jeune femme avec son pauvre châle de deuil jeté sur sa robe de cotonnade, son plus petit enfant dans les bras, il me sembla n’avoir jamais rien contemple d’aussi lugubre. Le ministre fut obligé de s’arrêter au milieu de son discours tant il était ému, et la veuve perdit alors tout ce qu’elle avait de courage. C’était navrant, mais ç’eût été plus navrant encore peut-être s’il y avait eu là tout le décorum, tous les rites pompeux qui manquaient et point de vraies larmes. »

Ce touchant défilé mortuaire m’apparaît malgré moi quand je pense à l’Arkansas. Il est en merveilleuse harmonie avec le paysage de la rivière Noire.


TH. BENTZON.