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J’admets que les hommes aient quelquefois perdu, à cette substitution, l’habitude du tabac, mais quelle peut être l’excuse des femmes ? Quoi qu’il en soit, la chewing gum est préconisée dans tous les journaux, sur tous les murs, à grand renfort de réclame.

Oublions ce produit vulgaire devant les arbres dont il sort et qui ont le droit d’exister par leur seule beauté. Mèlés à d’autres essences, ils encadrent l’étang, le large bayou, canal naturel où se déverse le trop-plein de la rivière Noire. Cette nappe d’eau embroussaillée de briar, de cane, et d’elbowbrush, sommeille lourdement dans ce que je ne puis appeler que la jungle, le nom de fourré ne suggérant rien d’assez grandiose. On est embarrassé pour décrire ces accidens de l’Arkansas, le ridge, la chaîne basse qui alterne avec la platitude des marais, comme s’élève une crête entre deux sillons, le slash, l’incision, la taillade que fait un cours d’eau dans le gâchis des terres, le brake qui n’est brake qu’à la condition de se trouver dans un fond rempli d’eau ; en s’élevant, il perd son caractère et son nom. Un brake de cyprès est le principal trait de la physionomie de l’Arkansas. Des troncs déracinés flottent dans l’eau noire chargée de plantes aquatiques, et les harponneurs sautent de l’un à l’autre pour former des radeaux que l’on amène au rivage non sans risque ; c’est un métier dangereux pour qui ne sait pas nager.

L’étang de Clover Bend me rappelle plus d’une histoire racontée par Octave Thanet : la rencontre nez à nez de deux petits enfans avec un ours, — ours débonnaire et savant échappé de sa ménagerie ambulants ; l’aventure vraie de la pauvre petite fille perdue la nuit dans ces grands bois et qui, ayant pris le bayou pour la rivière, est retrouvée par miracle sur un des troncs flottans dont les branches pointent en l’air comme des javelots. Toute la population la cherchait avec des torches en remplissant le bois de cris désespérés, et elle, pendant ce temps, avait eu la présence d’esprit, si petite qu’elle fût, d’ôter sa robe pour ne pas la mouiller ni la salir.

On se livre dans les bois de l’Arkansas à des chasses au sanglier qui provoquent d’ardens steeple-chases. Nous ne rencontrons pas de sangliers, mais des cochons par centaines, maigres, à demi sauvages et pourtant apprivoisés par la faim. Ils galopent avec une vitesse prodigieuse derrière la voiture dans l’espoir que nous leur jetterons quelque chose. Chaque jour l’individu attaché à leur service fait entendre un appel qui les convie au repas, grâce auquel on peut en attraper quand vient le temps de les engraisser ou de les vendre. Les petits sont très drôles,