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— Vous recommencez pourtant ?

Il rit de plus belle. C’est chez lui une vocation.

Les enfans de mes amis sont accourus très excités ; les petites filles grimpant sur la barrière pour mieux voir ; un petit garçon de sept ans à peine reste avec les hommes près du cheval, les mains dans ses poches, intrépide. Ses parens le laissent aller, confians en sa sagesse ; puisqu’il doit être un homme, qu’il fasse à ses risques un double apprentissage de bravoure et de prudence. Telle est l’éducation américaine. Enfin les nouveaux acquéreurs emmènent leur cheval, à moitié mort pourrait-on croire. Il leur donnera pourtant encore, chemin faisant, beaucoup de fil à retordre ; mais personne ne le brutalisera inutilement. Les chevaux sont toujours traités en compagnons dans les pays primitifs. Chaque fois qu’il tombe, on le caresse, on le flatte, on cherche à lui faire comprendre qu’on ne lui veut pas de mal, on amène auprès de lui ses pareils rompus au harnais et dont l’exemple est supposé devoir l’impressionner favorablement ; demain on l’attellera côte à côte avec une mule placide qui lui servira de maîtresse d’école et qu’il étonnera par ses fantaisies.

Les repas peuvent bien compter aussi à Clover Bend parmi les incidens mémorables de la journée ; j’avais deviné d’après les écrits d’Octave Thanet, qu’elle tenait la gastronomie en honneur. Elle a même, luxe rare en Amérique, une cave toute française. Sa cuisine, si elle a été jadis maléficiée, a triomphe des enchantemens. Il en sort toute sorte de friandises locales. C’est la saison des cailles, très différentes des nôtres, deux fois plus grosses et d’un tout autre goût, succulentes à leur manière. Elles précèdent de peu les bécasses. Et la salle à manger se recommande à mon attention non pas seulement par la bonne chère, mais encore par la légende qui s’y rattache. Elle possède en effet un revenant. Si vous vous informez de son nom, vous apprendrez que c’est le spectre du régulateur.

Le régulateur de Clover Bend était un homme de bonne volonté qui, ayant entendu dire à l’église que Dieu appelle chacun de nous à le servir, se demanda quel service il pouvait rendre au Tout-Puissant, n’étant rien que bon forgeron. Et une voix lui dit : — « On peut forcer les gens à se bien conduire, si on ne sait pas le leur prêcher. » — Son parti fut pris aussitôt. Il se fit régulateur, et, certes, il ne fut pas le seul de son emploi au temps de la destruction des Graybacks, mais jamais personne n’exerça cet emploi avec autant de zèle. Il rossait les gens qu’il rencontrait ivres, il rossait les nègres fainéans qui ne gagnent pas leur salaire, il rossa un avare qui refusait l’aumône à tous les pauvres, il rossa