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souvent les cornes sciées ; toujours le même passage silencieux (car l’épaisseur de la boue amortit tous les bruits) d’une charrette attelée de mules ; elle glisse comme une ombre chinoise conduite par le nègre qui s’y tient debout, si comique dans ses longs habits d’hiver dépenaillés et son couvre-chef en forme de champignon.

Voici cependant le facteur à cheval ; il accourt de Minturn à franc étrier, avec les lettres ou les dépêches, et prend au store le courrier quotidien. Le store est aussi le bureau de poste, le centre de tous les intérêts, de toutes les rencontres. Des chevaux sont toujours attachés à sa porte. De temps en temps, un transport de bois de charpente filant sur la rivière Noire s’y arrête, ou bien c’est le petit vapeur qui circule de Newport à Portia. Il s’annonce par un coup de sifflet strident qui se prolonge parmi les saules, et un moment d’animation extraordinaire s’ensuit, l’équipage débarquant en toute hâte pour renouveler ses provisions ; car on trouve au store les objets les plus hétérogènes : du porc salé, des œufs, des jambons, de la mercerie, des tricots, des chaussures, des peaux fraîchement tannées de lynx, d’opossum et de rat musqué, des jouets d’enfant, de la graisse pour les roues, bref tout ce dont peut avoir besoin un homme qui, pratiquant la tempérance, ne s’attend pas à la vente de boissons fermentées. Il en était autrement, paraît-il, au temps du vieux Sud.

Une autre distraction à laquelle on est assez souvent convié, c’est le domptage d’un cheval, spectacle affreux presque autant qu’une course de taureaux. L’un de ces chevaux originaires du Nouveau-Mexique, qui restent sauvages, paissant en liberté dans la savane, est poursuivi et attrapé au lasso pour être présenté à un acquéreur quelconque. À grand-peine le dresseur nègre réussit à l’amener, rétif et furieux, au bout d’une longe. La malheureuse bête rue et se défend ; il faut que celui qui la tient suive tous ses mouvemens avec une extraordinaire souplesse. Elle se jette sur les barrières, se roule, arrive enfin trempée de sueur, de boue et de sang devant le public dont nous faisons partie ; j’ai vu un cheval qui, dans sa rage, s’était coupé la langue ; parfois il arrive que dans cette lutte il se casse le cou et qu’on ne l’ait que mort

Je fais compliment à l’un des horses breakers nègres de son adresse et de son courage, quoique tout mon intérêt soit, je l’avoue, pour le cheval martyrisé. Il rit à belles dents.

— N’avez-vous jamais été blessé ?

— Si fait, on l’est très souvent. Je suis resté une fois trois mois sans pouvoir marcher.