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aucun apprêt. Elles sont là sous mes yeux, ces jolies lettres si vives, si spontanées, avec leur belle écriture franche, égale et sans sexe, plutôt virile, tantôt courant sur une petite feuille d’azur pâle timbrée d’argent au nom de Clover Bend, tantôt jetée sur le grand format d’apparence commerciale portant :


F. W. TUCKER AND CO,
PLANTERS’ AND PLANTATIONS SUPPLIES
CLOVER BEND, ARKANSAS ;


parfois aussi en caractères d’imprimerie par l’intermédiaire de la machine dont elle use d’habitude pour la composition de ses romans. La triple personnalité d’Octave Thanet est là : femme du monde, écrivain et planteur. La plus courte et la dernière de ces lettres me disait : « Je viendrai à votre rencontre jusqu’au débarcadère de Memphis. Vous me reconnaîtrez, j’aurai une robe de drap vert et je tiendrai une rose à la main… »

En même temps elle me rassurait gaiement sur le péril de mourir de faim dans le pays sauvage où j’allais pénétrer : La glace nous arrive par bateau chaque semaine, la viande et l’épicerie viennent en gros de Saint-Louis. Le marais (swamp), que vous aurez à traverser, quelque peu à la nage, n’est pas malsain en cette saison… »

Assurance nécessaire, car le nom de Minturn, qui est la station télégraphique de la Courbe du Trèfle (Clover Bend) m’était apparu comme une corruption de Minturnes à travers un nuage de miasmes délétères, et je prévoyais, par une association d’idées assez naturelle, que la fièvre romaine avait dû émigrer dans l’Arkansas. Mais j’aurais, je crois, bravé la fièvre, tant était grand mon désir de pénétrer dans ce nouveau Sud dont le vieux Sud où je me trouvais alors me disait bien entendu beaucoup de mal, puisque ses fils, ruinés par la guerre, ont été forcés de céder la place aux Yankees destructeurs des anciennes coutumes. Ces critiques mêmes exaltaient ma curiosité. Après avoir goûté infiniment l’élégance native, les grandes manières, les traditions quasi aristocratiques des planteurs louisianais dans l’État du Pélican, j’avais hâte de juger l’œuvre de reconstitution accomplie depuis la fin de la guerre, par des novateurs venus du Nord dans les solitudes plus ou moins dévastées de l’État de l’ours.

La saison n’était guère avancée, mais je me rappelais justement cette description tentatrice : « Il y a peu de spectacle plus beau que celui d’une forêt de l’Arkansas à la fin de février ; je veux dire une forêt dans ces fonds de rivière où chaque ravin est un fourré de cyprès. Les épines de la ronce-bambou dessinent