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proposition qu’on leur soumet, une contre-partie de l’arrangement relatif aux Grisons. « Nous avons répondu : M. de Béthune ne quittera pas l’Italie, et la paix ne sera pas faite sans l’intervention de la France. » Intervention, au lieu de médiation, c’est une nuance appréciable dans la bouche de ces diplomates experts, et leur réponse marque l’origine du malentendu qui va sans cesse aller en s’aggravant.

Luçon joue au plus fin. Il fait attendre quinze jours encore une réponse précise au sujet de l’affaire des Grisons. Il sait bien, au fond, qu’il ne peut pas étendre aux Vénitiens ce privilège exclusif des « passages », que la sage politique de Henri IV a réservé à la France. Il sait aussi que faire une pareille concession ce serait blesser l’Espagne à la prunelle de l’œil. Les ambassadeurs, de leur côté, sentent qu’ils ont manqué l’heure. Ils multiplient les démarches. Ils vont chez le maréchal d’Ancre, qui les assure de son bon vouloir et rejette tout sur Gueffier. Ils vont chez Mangot ; ils vont chez la reine mère. Ils harcèlent Luçon.

Celui-ci, au cours d’une nouvelle audience, développe surtout les raisons du refus, insiste sur les intérêts du roi, promet d’en parler à ses collègues. Fâcheuses dispositions ! Les ambassadeurs reviennent à la charge. Enfin, le 22 janvier, Luçon se décide et leur déclare nettement que, si la France ne fait pas d’obstacle à ce qu’une alliance soit conclue entre les Ligues grises et la République de Venise, si même elle est favorables cette alliance, c’est à une condition expresse, à savoir « que le passage des Alpes reste interdit à toutes les armées, sauf à celles de la France à le passage reste assuré même contre les Vénitiens. » Cette réponse, prévue peut-être, n’en fut que plus mal accueillie par les ambassadeurs. Pouvaient-ils s’attendre à un pareil coup de la part du roi de France, du fils de ce Henri IV qui leur devait la couronne ? La phrase qu’on leur proposait d’ajouter au traité d’alliance détruisait l’alliance elle-même. Quelle bassesse d’âme supposait-on au gouvernement vénitien de penser qu’il admettrait volontairement une proposition visant le passage des armées françaises dirigées expressément contre la République. La scène fut vive. Luçon restait assez embarrassé. Il se rejeta sur les résolutions arrêtées en conseil, sur la dureté du temps, sur les embarras de l’heure présente : « Nous sommes vraiment dans une situation misérable, dit-il. Les Espagnols ne sont pas contens de nous, nous ne sommes pas bien avec l’Angleterre, ni avec les États de Hollande, le duc de Savoie est mal satisfait, la République se plaint, nos propres sujets sont soulevés contre nous ; de façon que, pour vouloir faire le bien, nous souffrons des maux sans nombre. » Ce langage n’était pas fier ; il dévoilait trop bien,